La rencontre a lieu au siège de l'organisation des moudjahidine. Trois hommes parlent de leur passé. Ils le font sans passion, simplement, au fur et à mesure que le film des souvenirs se déroule dans leur esprit, que les images d'une époque bouleversante, mais exaltante, remontent d'un coup au présent. Ils racontent ce jeu dangereux avec la mort, avec des mots de tous les jours. Ils sourient même au rappel de menus détails qui avaient pourtant toute leur importance parce que leur vie y était étroitement attachée. Mais cet air enjoué qu'ils affichent ne trompe pas ; ce n'est qu'une façade, un masque.
Ces hommes, assis en face de moi, sont encore englués dans le passé à la fois si proche et si lointain. Les faits qu'ils rapportent sont si précis, si détaillés, qu'il est difficile de croire qu'ils remontent à plusieurs années. Pour eux, c'est comme si c'était encore hier. Seulement, ils n'aiment pas avouer que cette tourmente de fer et de feu, que .fut une période bien déterminée de leur vie, est une partie d'eux-mêmes. Pour ces hommes, aujourd'hui paisibles citoyens, le passé ne sera jamais mort. C'est leur secret qu'ils n'ont jamais dévoilé à ce jour.
Séparément, ils sont venus au rendez-vous. Trois anciens fidayine. Trois anciens " terroristes ", comme les qualifiaient les journaux de l'époque, les services de police, le deuxième bureau, comme les qualifiait aussi l'ennemi qu'ils combattaient. Leur champ d'action, c'était la ville d'Al Asnam, où l'atmosphère de guerre était partout présente. Les colons, les militaires revenant où s'apprêtant à .faire des ratissages dans les montagnes, les harkis, tous, ne devaient connaître aucun instant de répit. C'était à ces trois hommes et à beaucoup d'autres comme eux, d'instaurer un climat de terreur, de .frapper les esprits, grâce à des actions d'éclat.
Leur mission a été accomplie. AI Asnam n'appartenait plus aux colons. Tous les jours, à tous moments, les fidayine exécutaient ceux qui avaient été condamnés par le Front de libération nationale. Les explosions de bombes et de grenades, les coups de feu, mille fois répétés, disaient à l'occupant qu'il n'était plus en sécurité. Le combat était souvent très inégal, mais le fidaï le menait même au prix de sa vie. La Révolution l'exigeait. Alors que les monts de l'Ouarsenis étaient déchiquetés, la ville d'Al Asnam connaissait la tension et l'insécurité. Les moudjahidine dans les maquis, les fidayine dans les centres urbains, tous menaient le combat pour la liberté.
Tel est le genre d'hommes que je viens de rencontrer aujourd'hui…
L'année 1956 tire à sa fin
L'automne est déjà bien installé à Al Asnam, mais les journées restent encore bien douces. Bouhamidi Bouazza attend avec impatience la sortie d'usine. Il est employé dans l'entreprise de construction Mattaoui. Cela lui sert de couverture. Il a une fiche de paie à brandir aux barrages. Pour occuper son esprit, pour tromper son attente, il revit la réunion de la veille. Le groupe de fidayine s'était retrouvé à " Ard-El-Bayda " (la terre blanche), un quartier situé en dehors de la ville. Il y avait eu vote pour désigner celui qui devait faire l'attentat d'aujourd'hui. Il fut désigné à l'unanimité. Le choix l'avait comblé.
Ce sera son premier attentat. Dans l'exécution du boulanger Beyettou - un colon - il n'avait fait qu'ouvrir le chemin à Hmidat, un autre fidaï. Mais cette fois les choses sont plus sérieuses. C'est lui qui doit tirer. On lui a laissé l'initiative et toute latitude pour mener son action, à la seule condition qu'il doit agir à la "Cité d'Urgence", dans un des cafés fréquentés par les colons...
La journée lui paraît bien longue. Ce n'est pas de l'anxiété, mais plutôt un sentiment d'impatience qui l'étreint. Accomplira-t-il sa mission sans coup dur ? La Cité d'Urgence, construite après le séisme, est à plusieurs minutes de marche du lieu de son travail. Suivant le flot de travailleurs, Bouazza prend, à pied, la route d'Oran. Il ne se presse pas. Il sait que le "contact" qui doit lui remettre l'arme sera fidèle au rendez-vous fixé à 19 h 30. La nuit est maintenant tombée et le temps est clément. Bouazza repère son " contact ". L'homme vient à sa rencontre et lui remet un paquet enveloppé. Furtivement, il le met dans la poche de sa veste, et de sa main touche la crosse du pistolet.
Il interroge: " Il fonctionne ? Et le chargeur ? " Les réponses le satisfont.
Les cafés de la cité, sur la gauche, sont abondamment éclairés. Profitant de la température très douce, plusieurs Européens consomment sur la terrasse, installée en bordure de la route.
Bouazza, maintenant, accélère l'allure. Son " contact " marche devant lui. Bouazza crispe la main sur la crosse. Il essaye de fixer son choix dans tout le monde, attablé et dégustant, qui une bière, qui un pastis. Son regard accroche même des assiettées de kémia. Et, sans qu'il sache trop comment ni pourquoi, il se dirige vers une table, légèrement en retrait. Quatre loueurs de belote ramassent les cartes sur le tapis. Le dos large, les épaules très développées qui s'offrent au regard de Bouazza sont trop tentants. Ils s'approche (sic) de très près, et personne ne le remarque...
Par deux fois, il fait feu. L'homme se couche sur la table. Une troisième fois, Bouazza tire sur l'autre joueur qui lui fait face et qui, d'un bond, a tenté de se redresser. Un déclic. L'arme s'est enrayée. La pagaille est générale. Des cris, des hurlements, des tables renversées. Des gens qui courent, qui fuient dans toutes les directions.
Bouazza, lui, prend par l'oued. Il court à perdre haleine. Instinctivement, il a suivi son " contact ". Ce n'est que le lendemain qu'il devait apprendre que le colon exécuté était un architecte...
Juillet 1960 :"Si tu veux " monter au maquis ", il faudra faire un attentat. " C'est cette phrase qui martèle, comme une douleur lancinante, l'esprit de Boughrab Djillali. Il tient à mettre ses dix-huit ans, sa jeunesse et sa vie au service de la révolution armée. Son monde à lui est partagé entre les djounoud et les militaires. Aux visites et aux rencontres avec les premiers, succèdent toujours les interrogatoires et les arrestations de plusieurs jours. C'est inévitable. Et cela ne peut plus durer.
Son frère, ses cousins, son oncle ont rejoint longtemps le maquis. Sa mère est emprisonnée, et les perquisitions chez lui sont presque quotidiennes. Etant le plus âgé de ceux qui restent à la maison, c'est lui qui doit répondre aux éternelles questions: " Où est ton frère, où est ton oncle, où sont les fellagas ? ". Et il va passer, invariablement, deux à quatre jours en prison. Il faut que cela cesse. Il faut que lui aussi aille rejoindre ses proches au maquis, dans l'Ouarsenis. C'est maintenant une idée fixe. C'est pourquoi, sans hésitation, il a accepté de réaliser une action de fidaï. Et en pénétrant pour la première fois de sa vie dans le café " La Rotonde ", la condition impérative: "il faut faire d'abord un attentat" lui revient avec plus de force à l'esprit. Il ne lui reste qu'à appliquer scrupuleusement le plan qui lui a été communiqué.
Le café "La Rotonde", dans l'avenue principale d'Al Asnam, est fréquenté par les Européens de la ville. C'est un café-bar où viennent aussi se désaltérer les militaires. En franchissant pour la première fois le seuil de l'établissement, le cœur de Djillali bat la chamade. Djillali connaît la même appréhension. Ils seront peut-être injuriés et obligés de quitter précipitamment les lieux. Mais non, rien ne se produit. Personne ne prête attention à ces deux jeunes Algériens accoudés au comptoir, deux bières devant eux. La consigne avait été formelle. Pour ne pas éveiller les soupçons, il faut consommer de la bière. "Ceux qui prennent de l'alcool ", pensent les colons, sont contre le F .L.N. Boughrab ne peut avaler la première gorgée. C'est amer. Il s'efforce à trouver le liquide délicieux et rafraîchissant. Guendouz réagit de la même manière. Il ne faut pas qu'ils paraissent contractés, mal à l'aise. Boughrab fait même mine de battre le rythme, de son pied, d'une musique dispensée par le juke-box.
Et, dix jours durant, l'opération se répète. A 15 h 30 précises, les deux jeunes entrent dans le café. Tantôt l'un, tantôt l'autre, ils tiennent à la main un sac. Il faut savoir si, le jour " J ", ils ne risqueraient pas d'être fouillés ou interpellés, à cause du sac qui doit servir à transporter la bombe. Pendant dix jours, ils répètent les mêmes gestes, le même scénario. Le lieu leur est devenu familier, et le barman, d'un clin d'oeil entendu, leur sert derechef les deux bières. Au bout de dix à quinze minutes, les deux jeunes ressortent et enfourchent leur bicyclette laissée à quelques mètres de " La Rotonde ". En sortant du café, en ce 26 juillet 1960, Boughrab se dit que demain, à peu près à la même heure, ce secteur va " chauffer ". Le soir, il met longtemps à trouver le sommeil. . .
27 juillet 1960 :Le soleil est éclatant. Il inonde la route d' " Ard-ElBayda " à Al Asnam. Sur sa bicyclette, Boughrab Djillali roule très lentement. C'est lui l'éclaireur. Son ami, transportant la bombe, suit derrière à trois cents mètres environ, gardant la distance. Si un éventuel barrage est rencontré, Boughrab doit avertir son compagnon. Le signal convenu est la bicyclette allongée en bordure de la route. Rien ne se passe, et tous les deux entrent sans encombre dans la ville écrasée par la chaleur. Il est encore trop tôt, et il n'est pas question de flâner en attendant 16 heures avec le sac. D'un commun accord, ils décident de se rendre chez un épicier de leur connaissance, ouvert à cette heure-là. Il est à peine quinze heures. Il reste près de 60 minutes à tirer. Les deux jeunes pénètrent derrière le comptoir et commencent à discuter avec le vieil homme. Il n'y a aucun client. Guendouz dépose près de lui le sac. Voilà qu'un bruit insolite attire leur attention à tous. Il provient du sac. Dans le silence de l'épicerie, le système d'horlogerie de la bombe fait un bruit infernal. L'épicier s'empresse de savoir ce que c'est et fouiller le contenu du sac. Boughrab, surmontant sa panique, l'en empêche de justesse. Il essaie de se maîtriser, de paraître calme. Il assure l'épicier qu'il n'y a rien d'important. Mais celui-ci a compris. Il leur demande de quitter les lieux, et s'empresse de baisser le rideau...
Les revoilà donc dehors, sur le trottoir, désemparés. Le sac est lourd. Il pèse plus de quinze kilos. Ils craignent le passage d'une patrouille, Ils ne peuvent se rendre encore à " La Rotonde ". C'est à 15 heures 45 précises qu'ils doivent y pénétrer et en ressortir à 15 heures 55. Les minutes sont longues à s'égrener. Une autre épicerie est ouverte, et les deux fidayine s'y dirigent. Ils commandent deux limonades qu'ils prennent sur le pas de la porte.
15 h 40 :
Ils débouchent sur la rue d'Isly. La terrasse de " La Rotonde " est pleine à craquer. Il y a des militaires, des couples, des groupes discutant et riant aux éclats. Boughrab pénètre le premier dans la salle, suivi de son ami. Ils se dirigent vers le coin du comptoir, en retrait de l'entrée. Boughrab passe la commande - deux bières - et se dirige vers le juke-box alors silencieux. Il faut qu'il mette un disque pour étouffer le bruit de " l'horloge ". II glisse dans la fente une pièce de 20 centimes et la chanson " Chéri je t'aime, chéri je t'adore " captive l'attention de quelques consommateurs de la salle plongée dans la pénombre.
Boughrab regarde furtivement sa montre. C'est le moment de filer. Un signe de tête à Guendouz. Il sort le premier en fredonnant quelques paroles de la chanson. Il les fredonne encore en se faufilant entre les tables installées sur le trottoir. L'endroit où ils ont laissé leur bicyclette leur paraît bien loin...
16 heures :La chanson vient de s'éteindre dans le parleur du juke-box et une explosion déchire le silence. Elle est entendue du dehors. C'est la cohue. A l'intérieur, on relève un blessé. La bombe a fait plus de boucan que de dégâts. L'artificier a raté son œuvre...
La nuit est tombée depuis longtemps sur Ard-El-Beyda. Son voile noir cache la laideur et la pauvreté du quartier populeux. A l'intérieur d'une de ces maisons sombres et silencieuses, allongé sur un matelas à même le sol, Boughrab n'arrive pas à trouver le sommeil. Il ignore encore les résultats de son action. Il ronge son frein. Demain, il se renseignera. Demain, il sera certainement djoundi... Des coups de crosse, des cris, des interpellations le font dresser de son lit. Les parachutistes sont là. Ils l'emmènent. Dehors, encadré par deux militaires, il voit son ami Guendouz, lui aussi arrêté. Les choses n'ont pas tardé. Ils avaient été reconnus. Interrogatoires, tortures, camp de Beaufils (Cinq-Palmiers). Deuxième Bureau. Tribunal militaire. Boughrab Djillali est accusé d'association de malfaiteurs et d'homicide volontaire. Il est condamné à perpétuité. Il n'a que dix-huit ans...
Automne 1959 :Medjehed Ali est revenu au pays, après un séjour de plusieurs années en France. C'est lui qui a demandé à ses responsables de la fédération F.L.N. de France de retourner en Algérie. Il veut rejoindre les rangs de l'A.L.N., dans les montagnes de l'Ouarsenis qui l'ont vu naître. Collecter les fonds, convaincre les hésitants est un travail qui ne répond pas à son enthousiasme, à sa jeunesse. Il obtient l'accord de regagner sa ville natale. Là, à Al Asnam, sans tarder, il contacte des responsables du F.L.N. Son désir le plus cher est de devenir lui aussi combattant de la liberté. Il faut qu'il passe cependant le test obligatoire. Il doit réaliser d'abord un attentat. Il a le choix du jour et de l'endroit. Ce sera le " Bar Central ", et ce sera un vendredi qui est jour de marché. Il y aura beaucoup de monde dans les rues et beaucoup de militaires dans ce bar. En venant se ravitailler au marché, les parachutistes viennent prendre quelques bières avant de regagner leur caserne.
Il communique ces données aux responsables. Tout est au point, mais le plus gros travail est de faire entrer la grenade en ville. La méthode est vite trouvée. Un éclaireur doit " ouvrir " la route, et Medjehed suivrait derrière. En cas de danger, il rebrousserait chemin. C'est la première fois qu'il voit de si près une grenade. Elle est d'une grosseur moyenne. En la lui remettant, le responsable lui explique que lorsqu'elle explose elle se désintègre en 45 morceaux d'éclats. Le chiffre l'impressionne. Il écoute aussi attentivement les consignes à appliquer pour la dégoupiller et la lancer. Medjehed retient tout, fixe dans son esprit tous les gestes à accomplir, au moment opportun... Mentalement, il répète en pédalant ferme sur la route menant à Al Asnam. L'engin
est dans sa poche. Il ne voit plus son compagnon éclaireur.
Brusquement, à un tournant, à l'embranchement de l'Oued-Sly, apparaissent les gendarmes. La surprise lui fait perdre le contrôle de ses réflexes. Il risque d'être fouillé. Il ne peut pas fuir, ni rebrousser chemin. Les gendarmes l'ont vu. Ils ne sont qu'à une vingtaine de mètres. Sa décision est prise. Il fera exploser la grenade, au milieu des gendarmes. Il sautera avec. Lâchant le guidon d'une main, il plonge l'autre dans la poche de sa jaqette (sic).
La bicyclette zigzague, et Medjehed chute aux pieds d'un gendarme. La crainte, la rage, le rendent immobile... Le gendarme s'adresse à lui: " Qu'est-ce qui t'arrive ? tu tombes tout seul, toi ?" Le ton n'est pas menaçant, plutôt goguenard. Dans un français approximatif et tout en se relevant, Medjehed lui répond d'une voix incertaine : " M'sieu le gendarme, en vous voyant, j'ai freiné brusquement et j'ai perdu l'équilibre... "
Et voilà comment il est arrivé sans encombre dans la ville. Il faut cacher la grenade. Par deux fois, il lui change de cachette, la première n'étant pas sûre. C'est dans le jardin de sa maison qu'il l'enterre finalement. Le sur-lendemain, sera vendredi. Il a arrêté l'heure où il lancera la grenade. Ce sera à 17 h. C'est le moment idéal, car avant de regagner leur campement, le soir, les militaires prennent, très nombreux, " le dernier pot " . . .
Le jour du marché est très animé. Le centre-ville grouille de monde. La grenade en poche, Medjehed entre dans les toilettes de la mosquée, examine une dernière fois l'engin, répète les gestes à accomplir et sort. Débouchant sur la rue d'Isly, il prend le trottoir de gauche où des travaux de construction sont réalisés. Un mur de bois sépare le chantier du trottoir. Il l'enjambe et se retrouve ainsi caché des regards d'une foule nombreuse et bruyante. Au bout du trottoir, il s'arrête derrière un kiosque à tabac qui fait face au Bar Central. Celui-ci fait angle avec les rues d'Isly et Paul-Robert. Le bar à l'intérieur est plein de monde.
Des militaires, au seuil de l'entrée, bouteille de bière à la main, discutent. Ce sont des parachutistes.
D'un geste, Medjehed tire de sa poche la grenade, la dégoupille et la lance en l'air de façon qu'elle tombe sur l'autre trottoir, devant l'entrée du Bar Central. C'est fait en une fraction de seconde. Medjehed se retourne pour fuir, juste avant que la déflagration ne se produise dans un terrible fracas. Un Européen, un colon espagnol, est devant lui. Il lui barre la route. Il a de suite compris ce que vient d'accomplir Ali. Il s'apprête à l'arrêter. Par un instinct de conservation, le nouveau fidaï plonge la main dans la poche de sa jaquette; l'Espagnol libère le passage et arrête son geste. Dans la poche, il n'y avait rien, même pas un canif...
L'explosion a fait quatre morts: deux parachutistes ; la fille de Garéro, un Espagnol propriétaire terrien; un enfant de 8 ans qui passait avec une gamelle pleine de lait. Ali Medjehed, quelques rues plus loin, arrête sa course folle. Il adopte l'allure du flâneur. Ses pas le remènent (sic) près du Bar Central. Il y a toujours des curieux. De la foule, des voix menaçantes s'élèvent. On parle de "terroristes", de "fellagas". Calme, Medjehed regarde, lui aussi, les corps recouverts. Sur le sol, deux flaques, des traînées de couleurs différentes: blanche et rouge. Les flaques de lait et de sang s'étirent comme pour se rejoindre et se confondre.
COMMENT lutter contre une armée de guérilla lorsque l'on a épuisé sans succès des méthodes " classiques " comme les ratissages, quadrillages, bombardements massifs, etc. ? C'est la question à laquelle devaient répondre les stratèges de l'armée coloniale. " Il a été souligné que la guerre d'Algérie a servi de terrain d'expérience à des théories anciennes par leurs conceptions, mais remises à l'ordre du jour à la suite et au cours de la guerre
d'Indochine. Le véritable champ d'application de la guerre
contre - révolutionnaire sera l'Algérie. Les théories qui, jusque-là, étaient plus ou moins admises dans les états - majors français, furent adoptées par les plus hauts responsables militaires et politiques. On assistera à un foisonnement de plans, de stratégies, d'élaborations théoriques, où les plus effrénés partisans de la guerre
" subversive " donneront libre cours à leur imagination et à leur inspiration. Le principe étant admis officiellement, qu'à, une guérilla il fallait opposer des moyens appropriés par la mise en action de deux lignes-forces : la guerre
psychologique combinée étroitement avec le renseignement, qui prend; une importance démesurée (...) C'est la pratique de ces théories qui produira les Salan, Trinquier, Massu, Godard, pour ne citer que quelques noms connus, mais d'autres noms d'officiers qui se sont distingués par leur cruauté et leur barbarie apparaîtront. Une pléiade de chercheurs attachés au ministère de la Défense va déployer ses talents pour édicter les tables de la loi de la contre-guérilla (1).
C'EST ainsi que prennent corps et que se développent des projets de noyautage des maquis, de contre-guérilla aux destinées relativement identiques: ils se solderont tous par des échecs souvent retentissants. Ce sera l'aboutissement de l'équipée sans gloire de la" force K ", une troupe de plus d'un millier d'hommes armés et équipés par la France en Wilaya IV dans la région de l'Ouarsenis (2). Cette force tire son appellation du surnom de son chef " Kobus " et son originalité du fait qu'elle n'était pas une harka ordinaire, mais un rassemblement d'hommes armés que son chef avait baptisé armée de libération nationale. Cette armée doit beaucoup plus sa renommée à la personnalité de son chef et à ses méthodes qu'à des exploits sur le terrain qu'elle ne put ou ne sut jamais réaliser. On ne naît pas traître à sa patrie, on le devient. Et dans le cas de Kobus, il a fallu un passage dans les geôles coloniales en 1950 pour que ce militant du PPA, apparemment irréprochable se mette au service de la France. Toujours est-il qu'on le retrouve dès les préparatifs du 1er novembre 1954 à l'origine de renseignements qui auraient pu gravement compromettre le déclenchement de l'insurrection armée.
" L'automne approchait à vive allure. Entre Alger, Crescia et Soumaâ, les va-et-vient allaient bon train. Apparemment, sous couvert du secret le plus absolu. Il aurait pu cependant être mieux gardé si dans l'enthousiasme général certaines fuites n'étaient parvenues aux oreillers du directeur de la sûreté Vaujour et du colonel Scheon responsable des liaisons nord - africaines. L'informateur s'appelait Abdelkader Belhadj Djillali qu'on Surnommait "Kobus". Il était natif de Miliana
. Militant de l'O.S., il avait écopé de trois années de prison lors de la crise de mars 1950. Discrètement libéré après un retournement en règle, il jouait depuis la "taupe" en affectant la sincérité devant les militants. En fait, il ne détenait pas de renseignements précis. Mais par recoupements il avait réussi à se convaincre que "quelque chose d'important se préparait ". Vaujour avait pu ainsi confectionner ses meilleurs rapports de conjoncture que complétait le colonel Scheon qui avait ses propres sources dans les formations du Néo-Destour tunisien et de l'Istiqlal marocain. Léonard, le nouveau gouverneur, suivait également l'affaire. De même que François Mitterrand, ministre de 1'ntérieur du gouvernement Mendès
France. Mais les renseignements que "Kobus" remettait à son manipulant, le commissaire Forcciolli des renseignements généraux ne comportaient pas la touche d'un professionnel. Pour la raison bien simple qu'il n'avait pas été formé pour une telle mission et qu'il n'avait jamais fait partie ni approché le groupe des " pestiférés ". Mais ce qu'il vendait dans l'obscurité de la crypte de l'église Notre-Dame d'Afrique recélait assez d'indices pour causer du tort. Or, contrairement à ses habitudes, la direction de la sûreté décida de s'octroyer un temps de réflexion " (3).
OMAR Oussedik qui a tissé une à une les mailles du filet autour de la" force K ", en sa qualité de chef des renseignements et liaisons de la W. IV relate qu'à sa sortie de prison, Kobus " était devenu informateur sans avoir repris pied dans l'organisation. Mais compte tenu des connaissances qu'il avait eues au sein de l'appareil, des rencontres qu'il pouvait faire et des discussions qu'il pouvait ouvrir, il avait des informations susceptibles d'intéresser le pouvoir colonial.
Parmi l'ancien personnel du PPA, deux responsables ont été retournés. L'un est Bellounis, qui allait créer la contre-révolution dans les Hauts-Plateaux. Et le second est Kobus dans la vallée du Chélif ".
En 1956, on retrouve donc Kobus installé dans la ferme familiale de Zeddine
(non loin d'El-Attaf) dont il a fait son quartier général. Par un singulier caprice de l'histoire, cette même ferme
avait abrité en 1948 un congrès de l'O.S dont Kobus était membre.
POUR attirer des recrues Kobus assimilait dans sa propagande les combattants de la W. IV à des communistes dont il fallait se débarrasser pour permettre à la France de négocier l'indépendance avec lui et avec ceux qui le suivraient, L'initiateur de la " force K " exploitait à fond l'affaire du maquis, implanté à l'époque dans l'Ouarsenis par le PCA. Les quelques " combattants de la liberté " qui avaient échappé aux ratissages de l'armée française avaient été intégrés à titre individuel, à l'ALN. Pour s'assurer le maximum d'atouts, Kobus recruta d'abord dans son entourage familial. Puis il s'adressait à d'anciens militants du PPA qu'il connaissait.
" Au départ, dit Omar Oussedik, il les amenait dans sa ferme transformée en centre de torture, puis dans les camps ouverts à son intention par l'armée française. Une fois sur place, les recrues étaient menacées de mort et on les obligeait à participer à la torture des patriotes de la région arrêtés. A partir des sévices qu'ils exerçaient, et parfois des liquidations qu'ils organisaient, ces gens-là se sentaient trop compromis pour faire marche arrière. Le recrutement de Kobus était fait véritablement dans le mensonge et l'ambiguïté, La plupart des recrues de Kobus avaient au fond un engagement patriotique et anticolonialiste sincère. Mais après avoir participé à des assassinats, à des tortures de citoyens et à des viols de femmes, ils acceptaient la logique de leur chef et pensaient qu'ils étaient condamnés à mort par le FLN. Il se trouvaient dans un cul-de-sac ".
Pendant près de deux ans, les troupes de Kobus rivaliseront .avec les harkas du Bachagha Boualem, et les forces coloniales dans les exactions les plus cruelles tout en continuant à se proclamer combattants de l'ALN.
Liquider la " force K "" Les troupes de Kobus arborent des insignes semblables aux nôtres. Le matin, ils hissent dans la Cour du camp de Saint-Cyprien des Attafs, le drapeau vert et blanc avec l'étoile et le croissant, rouge. Kobus n'a eu jusque-là que des contacts discrets avec Hentic, le commandant de la Harka des Beni-Boudouane (fief du Bachagha Boualem), avec le capitaine Conille de la SAS de Lamartine. En mars 1957 le lieutenant Heux est désigné pour ramener officiellement la " force K " à la France qui tente de développer les harkas. Kobus présente l'officier à ses cadres tous Algériens. Surprise: ceux-ci découvrent la curieuse alliance dont leur chef s'est bien gardé de les avertir. Quelques uns se mutinent. Un des adjoints de Kobus étouffe discrètement la .rébellion. Désormais, les drapeaux algérien et français voisinent au lever des couleurs. A quelques centaines de mètres du camp s'implante un poste français. Une piste frontière sépare les deux postes. " (4).
Entre-temps la " force K " tente de livrer quelques combats aux katibas de l'ALN. Mais les insuccès ou les revers l'incitent à prendre ses quartiers et à se livrer plutôt à des raids contre la population civile désarmée. Mais les troupes de Kobus commencent à prendre de l'ampleur et l'administration coloniale, bailleur de fonds, a accepté de porter les effectifs de la " force K " à deux mille hommes. Le conseil de la wilaya IV décide alors de liquider les forces de Kobus. Une décision d'autant plus motivée que ces forces occupaient une région assez stratégique, lieu de passage indispensable entre le Zaccar, et l'Ouarsenis, et gênaient par conséquent les mouvements de l'ALN.
L'Offensive de l'A.L.N. contre les troupes de " Kobus " va prendre un caractère beaucoup plus psychologique que militaire. Nous avons commencé d'abord, raconte Omar Oussedik par adresser des tracts aux Belhadjistes, connus pour leur rappeler qu'ils étaient d'anciens militants anti-colonialistes et leur dire qu'ils faisaient fausse route. En second lieu, nous avons contacté les familles des personnes qui avaient été recrutées contre leur gré ou trompées par Kobus. La troisième action était une opération de clarification: une intense propagande a été menée auprès de la population pour la convaincre, et là la tâche était facile, que le mouvement n'était qu'un ramassis de traître.
La lutte contre les harkis n'a jamais été conçue seulement en termes militaires ", insiste notre interlocuteur. Faut-il rappeler la manipulation par la Wilaya IV de harkas comme ce fut le cas dans la région de Blida. Je citerai aussi la prise d'un camp de harkis par une katiba de la wilaya dans la région d'El- Kerma : dans ce camp, seul le chef était de connivence avec nous, mais les tracts que nous avons distribués présentaient tout ce monde comme des patriotes.
Nous faisions en sorte aussi de compromettre définitivement certains chefs de harkas auprès de leurs supérieurs : des responsables F.L.N notaient sur leurs carnets des remises fictives par des officiers harkis, de sommes d'argent ou de munitions. Ils rédigeaient aussi des notes du genre " untel nous a promis d'organiser son groupe, de liquider le chef de SAS. etc. ". Les carnets finissaient évidemment aux mains de l'armée française, à la moindre arrestation.
Contre les Belhadjistes, il fallait faire un coup d'éclat. Ce fut l'attaque contre un convoi de Kobus qui se solda par la mort de dizaines d'hommes et la capture de 125 autres.
Une offensive en deux phases :
Les prisonniers eurent droit un traitement tout à fait exceptionnel. Ils étaient loin, au départ, de se douter de ce qu'ils allaient voir et entendre. Omar Oussedik avait bien organisé la réception :
" Les 125 prisonniers furent regroupés au lieu-dit El-Meddad, dans la forêt de cèdres de Teniet EI-Had et pendant cinq jours, ils eurent droit à une série d'opérations organisées par l'A.L.N.
- Prières collectives pour bien montrer que le F.L.N. n'était pas communiste.
- Sermons du Morchid mettant en lumière les valeurs libératrices de l'Islam et son rôle de ciment de la nation algérienne.
- Discours du commissaire politique pour faire connaître la plate-forme d'action du F.L.N.
- Défilés: deux compagnies de l'A.L.N. tournaient autour du camp, donnant l'impression d'une puissance innombrable et d'un armement imposant.
Le commissaire politique entreprenait ensuite des discussions avec les prisonniers pour leur expliquer que le F.L.N. avait compris le jeu de Kobus et qu'il excusait leurs erreurs. Au bout du cinquième jour, nous les avons libérés en leur demandant tout simplement, au cas où ils voudraient rejoindre l'A.L.N de le faire avec leurs armes. "
Les libérés seront accueillis avec méfiance dans leurs camp, mais la graine semée a germé, ils contribueront efficacement par le récit de leur détention, à semer le trouble et le désarroi dans les rangs de Kobus. Les choses ne vont pas s'arrêter là et la seconde phase de l'offensive est tout habile que la première. C'est le commandant Azzedine qui se charge de l'exécuter. Le premier objectif est une ferme réputée inexpugnable, située près du camp belhadjiste, puis le poste français voisin de celui de Kobus.
" Je fais une incursion sur le domaine de Bachagha Boualem, attaque quelques colons et avec le capitaine Si Mohamed (qui deviendrait le commandant Si Mohamed, chef de la Wilaya IV), mène l'assaut contre la fameuse ferme. Bilan : une ruine, mille moutons
razziés. Que faire du cheptel ? Des moussebiline les font tourner de nuit autour du camp de Kobus, puis, en ayant soin d'effacer les traces des bêtes, nous emmenons les moutons
dans le djebel. Quel festin ! En quittant Saint-Cyprien-Des Attafs, pour faire bonne mesure, je mitraille le poste français jumeau de celui de Kobus.
Ca ne loupe pas. Les français s'irritent : " Peut-on compter sur les hommes de Kobus ? C'est bien dans leur manière de se sucrer sur le dos de la population. Ils ont démoli la ferme, piqué les moutons
- on en a la preuve, toutes ces traces autour de leur camp ! - et on plus, ils sont tellement excités qu'ils nous ont flinguée. Les hommes de Kobus sont des gangsters ! ". Omar Oussedik continue l'intox : Maintenant l'A.L.N. harcèle très fort le poste français, mais surtout sans tirer un coup de fusil contre le poste de Kobus.
Trois, quatre nuits de suite, nous mitraillons le camp. Puis je mine la piste frontalière avec des explosifs télécommandés. Chaque matin, une patrouille de la "force K " ouvre la piste qu'empruntent ensuite les militaires français. Nous laissons passer la patrouille. Une heure plus tard, une jeep quitte l'autre poste. La mine saute. L'officier se trouvant à bord du véhicule est grièvement blessé. C'en est trop. Le lieutenant Heux, magicien, tirant les ficelles de cette mascarade, pique une crise. Il rassemble les officiers de Kobus : " Parmi vous, des traîtres sont complices du F.L.N". Vous êtes indignes de notre confiance! ". Il menace, arrache le drapeau algérien, remet en question les procédés jusque-là tolérés de contrôle de la population, annonce que deux officiers du poste contigu encadreront la " Force K ", ordonne l'évacuation du douar Fodda, où règnent en potentats les hommes de Kobus (5).
La suspicion est jetée dans les rangs des alliés de Kobus alors que les rangs de celui-ci s'effilochent. Trois officiers adjoints de Kobus prennent contact avec l'état-major de la wilaya lV pour discuter des termes de leur ralliement à l'ALN.
" En fonction des directives de la Soummam ", rappelle Omar Oussedik, la wilaya IV a pris les décisions suivantes :
1) Tous les officiers et sous-officiers de la " force K " garderaient leurs grades.
2) Aucune représailles ne serait exercée pour des crimes commis précédemment.
Le conseil de la wilaya IV a également demandé aux officiers de la force K de ramener leur chef mort ou vif.
Le 28 avril 1958 au soir, Kobus, rentrant d'un voyage à Alger s'apprête à passer ses troupes en revue. Un de ses officiers s'avance vers lui et l'abat d'une balle dans la tête. Plusieurs uniformes se précipitent vers le corps effondré. Officiers et soldats de "Kobus" lui coupent la tête et plantent la hampe du drapeau français dans le corps sanglant. Ultime outrage pour un homme qui avait consacré ses dernières années aux intérêts de la puissance coloniale.
Sur un effectif de 1315 hommes de la " force K ", 1025 avaient rejoint l'ALN avec armes, munitions et matériels militaires divers.
L'armée française monta plusieurs opérations de ratissage pour intercepter les hommes de la " force K " mais elles se soldèrent par un fiasco, les belhadjistes ayant été éparpillés et encadrés par des unités aguerries de l'ALN. Mais la population de la région ne pouvait oublier ou pardonner les exactions et les atrocités commises par la " force K ". Une vingtaine de ses officiers furent condamnés à mort par des tribunaux populaires et exécutés.
NOTE :
(1) Mohalned Teguia " L"Algérie en guerre " (OPU).
(2) Il faut noter que la wilaya IV avait déjà été confrontée en 1956 dans l'Ouarsenis à l'existence d'une bande se réclamant de l'ALN et dirigée par un membre du MNA nommé Masmoudi. La bande fut rapidement démantelée par l'ALN et son chef exécuté.
(3) Yacef Saâdi. La bataille d'Alger. (ENAL).
(4) Cdt Azzedine "On nous appel tous fellaghas" (stock) .
(5) Idem.
De plusieurs sources, il est avéré que le discours gaullien du 16 septembre 1959 avait fait de l'impression chez les junud et dans la population algérienne. Les Français répandirent une multitude de tracts disant que la lutte était désormais inutile. La lassitude et la cruauté de la guerre aidant, la proposition d'autodétermination fit le lit d'un accueil favorable aux tentatives de paix séparée, telle celle qu'entreprit le conseil de la wilâya 4.
Depuis la mort de Si M'hamed, en mai 1959, la wilâya était sous la direction du commandant Si/Salah (Mohammed Zamoum, 32 ans). Fils d'un instituteur kabyle, Salah venait du M.T.L.D. C'était un ancien de l'O.S., le type de militant combattant tel que la 4 et la 2 en avaient eu à leur tête. Ce fut son frère puiné Ali qui tourna, dans leur village natal d'lghil lmoula, la proclamation du 1er novembre sur une ronéo. Salah avait été célébré par la direction du F.L.N. comme le prototype du maquisard, valeureux et pur. Sensible, scrupuleux, pondéré, de santé fragile, grand et mince, Salah avait cependant fait partie du C.I.S.C.E. ; suivant à la lettre les consignes de Si M'hamed, il avait réclamé des purges en W6 pour punir l'assassinat du colonel Tayeb Djoghlali et cosigné un gros rapport sur les purges en W4 avec le commandant Si Mohammed (Djilali Bounaama).
Ce dernier (34 ans), originaire de Bordj Bounaama/Molière, dans l'Ouarsenis, ancien ossiste, organisateur né, était plus carré, plus robuste, plus dynamique, plus brutal, et il avait facilité la promotion de Hassan/ Youssef Khatib pour orchestrer l'épuration à la tête de la C.I.S.C.E. Parmi les principaux protagonistes, il y avait aussi le capitaine Lakhdar Bouchemaa (29 ans), ancien employé des P.T.T., originaire de Cherchell où il était allié aux familles notables de la ville. Davantage en rondeurs que ses collègues, calme, réservé, il était l'intellectuel du comité de wilâya. Adoré de ses subordonnés, menant une vie exemplaire, il avait été l'enfant chéri du colonel Si M'hamed. C'était un vrai politique
, musulman animé d'une conception ouverte de l'islam, et anticommuniste parce qu'il imaginait que le G.P.R.A. était noyauté par les communistes. Il fut l'aile marchante
de ce que l'on appela (( l'affaire Si Salah ". Autre intellectuel, ancien zaytûnien -le seul du comité de wilâya à avoir eu une sérieuse culture arabe, le capitaine Halim (Hamdi Benyahia, 28 ans), (originaire du Sud-Algérois (Sidi Aïssa), était un chef de valeur, qui était devenu capitaine sans gravir la hiérarchie tant ses capacités l'avaient imposé sans difficulté. Enfin le capitaine Si Abdellatif (Othmane Mohammed Telba), d'une famille ulalâ-, très dynamique, chef hors pair très aimé de ses hommes, venait du fameux commando Ali Khodja.
En janvier 1960, un conseil de wilâya historique se tint dans le Mongorno, présidé par Salah. Il prit plusieurs décisions - dont l'autorisation de fumer et la résolution de ne plus pratiquer de rétorsions contre la W6 - et il nomma à leurs postes respectifs les officiers qu'on vient de présenter. Le constat fut unanime: " Le peuple a trop souffert [...] le peuple est en voie de nous abandonner. " Ce fut à qui fulminerait le mieux contre le G.P.R.A. et les planqués de l'Extérieur qui avaient abandonné les combattants à leur triste sort. Fut commenté amèrement le mutisme opposé par le G.P.R.A. aux appels au secours et, avec colère, un message qu'il aurait envoyé: " Vous avez commencé la guerre à l'arme blanche, finissez-la avec l'arme blanche. " Lakhdar fit approuver un projet de congrès intérieur. L'idée qu'il pourrait désigner des parlementaires chargés de rencontrer les autorités françaises fut lancée. Des contacts avec les autres wilâya(s) furent prévus.
Dès lors, toute la littérature de la wilâya allait accentuer l'orientation du conseil du Mongorno vers la rupture avec l'extérieur. En mars 1960, un rapport du commandant Lakhdar sur la W4 stigmatisait " l'organisme suprême de la Révolution [qui] était devenu un ramassis d'aventuriers, d'ambitieux ignares qui profitaient de notre combat, qui n'hésitaient pas devant l'assassinat
, l'enlèvement, la corruption, le chantage, pour assouvir leur désir de domination, pour se fabriquer une personnalité ". Les vieux griefs contre " Boumediene le voleur d'armes " resurgirent à propos d'un contingent de 17 000 armes promises à la 4 et qui auraient été accaparées par la 5 et l'armée des frontières du Maroc. Ses " complices du G.P.R.A. ", Krim et Oussedik, n'étaient pas mieux arrangés; avec Boussouf, ils étaient traités de " monstres criminels " qui ne promettaient aux Algériens, pour le jour de l'indépendance, qu' " une liberté illusoire, une indépendance aliénée ". " La force considérable, les méthodes inhumaines de l'armée française ont fait moins de mal à l'A.L.N. que les traîtres de l'Extérieur en une année de gestion désastreuse. A ce titre, ces individus méritent la mort et l'indignité nationale [...]. Pour le moment, le Peuple algérien martyre [sic] lutte seul contre la plus grande puissance coloniale et chrétienne de ce monde [...] non seulement pour sa liberté, mais aussi pour l'honneur des peuples arabes, africains, pour le renouveau de l'Islam, donnant une leçon aux moudjahiddines de salon, aux clampions des banquets et des réceptions. Nous ne voulons plus que notre million de martyrs serve de slogan publicitaire [...] face à la trahison interne, externe, les chefs actuels ont toujours été à la pointe des combats [...], en connaissance de cause et en qualité de responsables des combattants, il ne nous est plus permis de laisser mourir un seul Algérien de plus. Dans l'intérêt supérieur du peuple et de l'Armée de Libération, il est urgent de cesser le combat militaire pour entrer dans la bataille politique
. "
Ces sentences du commandant Lakhdar Bouchemaa peuvent-elles être considérées comme représentatives de l'ambiance des maquis en 1960 ? Dans le contexte de 1959-60, les espoirs placés en de Gaulle, vu comme un homme d'honneur, de pouvoir faire cesser le calvaire des maquisards par l'application de la paix des braves expliquent les démarches de Si Salah. Et aussi la perspective d'une Algérie algérienne coopérant avec la France, qui aurait, en 1954, constitué une base de négociations avec les nationalistes
algériens si elle avait été proposée. L' entreprise de Salah et de ses collègues était donc aussi politique, sans doute proche d'une voie progressive à la Bourguiba que les blocages français et l'option consécutive du tout militaire prise par le F.L.N. avaient interdite. Mais, en 1960, elle ne pouvait pas ne pas être vue par le G.P.R.A. comme une tentative fractionnelle.
Les officiers de la 4 abandonnèrent le " plan 1 " (constitution d'un front intérieur des combattants pour renverser le G.P.RA.) parce qu'ils avaient peur de n'être pas suivis dans la 1 et dans la 6 où existaient nombre d' " hommes de paille du G.P.R.A. " et de s'y faire égorger s'ils s'y aventuraient avec leurs propositions de coup d'Etat. Ils se rabattirent sur le " plan 2 " qui envisageait clairement une paix séparée par-dessus la tête du G.P.R.A. Salah était partisan d'un front intérieur pour amener par contrainte l'Extérieur à traiter avec la France. Lakhdar, Halirn et Abdellatif voulaient un front intérieur, mais sans se soucier de l'Extérieur, et un avenir sous le signe de " l'Algérie algérienne coopérant avec la France ", un des trois termes de l'alternative gaullienne du 16 septembre 1959. Salah, lui, dut traîner les pieds et, d'après le témoignage du capitaine Lyès, ses trois collègues auraient résolu son arrestation s'il ne voulait pas les suivre. Quant à Si Mohammed, d'après la même source, il " se sentit seul [...]. Il fut contraint de les suivre vers de Gaulle ".
Des contacts informels et secrets furent pris par Salah à la mi-février dans l'Ouarsenis chez le bachagha Boualam avec le colonel Fournier-Foch. Il n'en sortit rien, mais ils furent le prélude à d'autres abouchements, par l'intermédiaire du cadi de Medea, Marighi, avec la préfecture du Titteri où furent dépêchés des envoyés de Paris - Bernard Tricot et le colonel Mathon. Les milieux militaires français d'Algérie croyaient tenir avec Salah et "ceux qui se battent " le fil qui allait dépelotonner le F.L.N. Aussi insistèrent-ils pour que les conversations débouchent sur des entrevues de haut niveau. Fin mai, un accord de principe sur les conditions de la paix des braves appliquée à la W4 fut élaboré: dépôt des armes, élargissement de nombreux prisonniers, cessez-le-feu, amnistie.
Pendant qu'avaient lieu ces conciliabules, la wilâya 4 se remettait difficilement du choc de l'offensive Challe. L'effet sur le moral des troupes et de leurs chefs avait été funeste. Le désarroi s'était installé, quand ce n'avait pas été le désespoir. Tout comme naguère chez Amirouche, le ressentiment s'était aiguisé contre la direction de l'Extérieur accusée de laisser l'Intérieur à l'abandon. Le 15 avril, Salah s'adressait au G.P.R.A. : " Puisqu'il semble définitivement établi que nous n'entretiendrons entre nous qu'un langage de sourds, nous nous permettrons de vous envoyer ce dernier message [...]. Vous avez interrompu radicalement tout acheminement de compagnies et de matériel de guerre depuis 1958 [...]. Vous avez de tous temps méconnu la situation du peuple et de l'A.L.N. Vous êtes enlisés dans la bureaucratie. Nous ne pouvons plus en aucune manière assister les bras croisés à l'anéantissement progressif de notre chère A.L.N. " Fin mai, la W4 avait fortement ralenti les opérations militaires. Des ouvertures en direction de la wilâya 3 furent tentées. Mohand Ou I Hadj se serait déclaré d'accord en tout avec l'entreprise de Salah et de ses amis. Mais, par prudence, il ne s'y aventura pas trop ouvertement: il voulait observer l'évolution avant de s'engager.
Les contacts avec les Français débouchèrent sur le transfert de Salah, Lakhdar et Mohammed en France, et sur une entrevue avec de Gaulle le 10 juin à l'Elysée. De Gaulle parla de l'autodétermination et de l'arrêt des combats, pour lui préalable à son exercice. Chez les Algériens Lakhdar eut le râle principal. Il se serait déclaré prêt à créer " un parti nationaliste modéré ". Il assura que les Algériens souhaitaient une large coopération avec la France, mais il représenta qu'il serait très difficile de faire rendre leurs armes aux junud. Mohammed parla de leurs souffrances; il s'inquiéta du sort des invalides et des victimes des opérations militaires; il demanda la suppression des autodéfenses et des unités de harkî(s).
Le président français fut d'accord pour laisser les gens de la 4 aller dans la 3 et contacter la I et la 2 pour les rallier au processus de cessez-le-feu. Mais il s'opposa à un voyage à Tunis pour rencontrer le G.P.R.A., ainsi qu'à une entrevue avec les chefs historiques ministres. Il fut cependant d'accord avec la transmission d'une lettre qui ferait pression sur le G.P.R.A. en vue d'un cessez-le-feu. Mais rien de concret ne sortit de l'entrevue de l'Elysée, sinon que le processus engagé allait se poursuivre par des contacts avec la W3. De Gaulle annonça aux trois Algériens que d'ici peu il ferait appel au G .P .R.A. pour lui proposer un appel au cessez-le-feu. Manifestement, de Gaulle ne mettait pas tous ses œufs dans le même panier. Le 14 juin, ce fut le discours de la " marine à voile " et, le 25, les premières prises de contact de Melun entre la France et le G.P.R.A. Selon certains auteurs français, le G.P.R.A. fut au courant des tractations : des membres de l'entourage de De Gaulle - notamment Edmond Michelet - étaient en effet en relations avec Krim. Cela pourrait expliquer pourquoi, dès le 15 avril, le gouvernement algérien donna pour mission au commandant Bencherif d'aller rejoindre la wilâya 4 pour y enquêter et prendre les mesures d'ordre qui s'imposeraient Après une première tentative infructueuse de passage du barrage algéro-tunisien, une seconde, plus méridionale, réussit, même si nombre d'accompagnateurs du commandant trouvèrent la mort dans le franchissement. Après plusieurs mois d'une difficile traversés de zones secouées par l'offensive Challe, Bencherif arriva en août au P.C. de la W4.
Le G.P.R.A. fut-il informé de la rencontre de l'Elysée? S'il le fut, il n'en accepta pas moins, peu après, l'entrevue de Melun. Décidée à sévir pour faire rentrer les rebelles dans le rang, la direction avait cependant compris que, ayant vu les émissaires de la W4, de Gaulle ouvrait les pourparlers avec le G.P.R.A., et avec personne d'autre.
En Algérie, au retour des émissaires de la 4, Salah se rendit en Kabylie pour entraîner la 3 dans le processus de paix des braves. Plus que jamais, Mohand Ou l Hadj, en butte à des oppositions chez tels de ses subordonnés, resta prudent et éluda ses propositions. Dans la 4 elle-même, des oppositions violentes s'élevèrent de la part des responsables de Lakhdaria/Palestro et de Sour El Ghozlane/Aumale. Un mouvement de purge fut déclenché qui décima à nouveau les cadres de la wilâya. Aux confins algéro-oranais, la sinistre C.I.S.C.E. redoubla d'activité. En vérité, si l'on suit la chronologie, les purges semblent bien avoir commencé dès la fin mai, notamment sous la supervision du commandant Hassan/Youssef Khatib, surtout dans l'Ouarsenis - mintaqa(s) 431 et 432. Les services français dressèrent la liste de 35 exécutions vraisemblablement faites début juin. Ce qui peut signifier deux choses: soit que se poursuivait un processus de purges déjà engagé auparavant, soit que Mohammed ait joué double jeu et qu'il ait prescrit, à l'insu de Si Salah, d'enclencher les purges pendant qu'il était à Paris avec Lakhdar et Salah. Mohammed retint la version de l'indignation et de la palinodie patriotique qui le lavait d'avoir été entraîné dans l'aventure élyséenne. Il ressentit avoir été doublé par le comité de wilâya qui avait agi sans lui demander son avis. Il prit mal, notamment, une lettre au Monde dans laquelle Lakhdar et Salah annonçaient que la wilâya 4 n'entreprendrait plus d'actions terroristes. Il plaida avoir toujours milité pour rester en accord avec le G.P.R.A. Mohammed devint donc l'homme privilégié de la direction dans la 4.
Le 14 juillet 1960, Mohammed procéda à la dissolution du comité de wilâya et nomma un " Comité militaire de coopération et d'exécution " dirigé par lui, et qui ne contenait, de l'ancien conseil de wilaya, que le capitaine Abdellatif. Le C.M.C.E. engagea les junud et les cadres à la vigilance pour " enrayer la trahison ". Le commandement de la W4 revint au commandant Mohammed. Le 22, Mohammed fit exécuter Lakhdar qui revenait d'une visite chez le cadi Marighi.
A son retour de Kabylie, Si Salah fut mis en état d'arrestation et maintenu sous surveillance au sein de sa wilâya. Bref, le commandant Mohammed remit rapidement de l'ordre dans la 4, au prix de purges supplémentaires que coiffa notamment son adjoint Hassan. Mohand Ou l Hadj se disculpa en expliquant qu'il avait toujours cherché à circonvenir les " visées criminelles importées " dans la 3 par la 4, mais qu'il avait réussi à " détourner de la trahison les gens de la wilaya 3 qui étaient tentés par l'aventure de Salah "1&1.Arrivé à point nommé en W4, Bencherif, envoyé par le G.P.R.A., renforça Mohammed dans sa détermination. Le 11 août, il fit exécuter Abdellatif. Fin septembre ou début octobre, Halim fut jugé par un tribunal dont le président était le capitaine Lyès, le procureur Bencherif et l'avocat... le commandant Mohammed. Il fut condamné à mort et exécuté. Après la capture de Bencherif par l'armée française, Mohammed fut maître du terrain. Avec son activité débordante, il réorganisa et mit au pas la 4 en relations suivies avec un E.M.G. qui aimait le dispensateurs d'ordre.
Ordre fut donné d'acheminer Si Salah par petites étapes en direction de Tunis. Il fut finalement tué dans une embuscade française le 20 juillet 1961, près de M'Cheddallah, sur le flanc sud du Djurdjura. Mohammed ne lui survécut que de peu: sans doute dénoncé, et cerné dans une maison de Blida par un commando du 11e choc, il fut abattu le 8 août par l'armée française. On sait que l'armée française avait des ordres pour abattre tout spécialement le commandant Mohammed. Et il n'est pas impossible que, miné par le remords d'avoir tué Lakhdar Bouchemaa, il se soit proprement suicidé en venant en ville se jeter dans la gueule du loup.
Bencherif avait été capturé en octobre par les Français. La moindre ironie de l'épilogue Salah ne fut pas l'envoi par le futur chef de la gendarmerie de l'Algérie indépendante d'un long télégramme à Ferhat Abbas qui lui fut manifestement soutiré par les Français, et où il reprenait les traces de Salah : " Vous demande une dernière fois de reprendre immédiatement les négociations avec le gouvernement français afin de trouver une solution rapide au drame algérien [...]. Comme wilaya pilote, la wilaya 4 se chargera de constituer un organisme suprême à l'intérieur du territoire national qui se chargera de discuter avec le général de Gaulle sur l'avenir de l'Algérie. " Antérieurement condamné à mort par la France pour sa désertion, Bencherif nefut pas exécuté. Il fut transféré en France où il resta en détention jusqu'à 1962.
Pour en revenir à l'affaire Si Salah, il semble bien que de Gaulle n'ait pas vraiment voulu un cessez-le-feu séparé avec les wilâya(s) comme le voulaient les partisans de l'Algérie française, et qu'il n'ait conçu l'entrevue du 10 juin que comme un moyen de pression sur le G.P.R.A. dans la négociation. .Au demeurant, un de Gaulle, ancien chef d'un gouvernement en exil ayant dû se colleter avec sa résistance intérieure, était-il prêt à faire fond sur la résistance intérieure algérienne contre le gouvernement algérien en exil? Chez de Gaulle, il y avait des choses avec lesquelles on ne plaisante pas. Le pouvoir légitime était de celles-là. Et pour lui, à l'été 1960, le G.P.R.A. était déjà en passe d'être perçu comme légitime. De leur côté, Salah et ses partisans voulaient bien un cessez-le-feu mais ils eurent plus ou moins scrupule à le décréter sans l'aval de la direction - histo- riques/ministres emprisonnés et G.P.R.A.
Le G.P.R.A avait senti passer le vent du boulet: il craignit un temps que la menace d'une paix séparée avec les combattants ne se concrétisât. En fait, la rapidité de la reprise en main de la 4 le fortifia face à la France. Malgré l'échec de Melun, à l'été 1960, le F.L.N. savait qu'il était désormais de fait l'interlocuteur unique de De Gaulle. Les menaces de discuter avec " d'autres tendances " -les messalistes ou le F.A.A.D. fantoche - ne furent jamais brandies avec conviction. A la direction du F.L.N., les déclarations maximalistes de l'époque, le discours de la guerre
à outrance, les voyages en Chine, la publicité donnée au projet jamais réalisé de brigades internationales... étaient de bonne guerre
pour amener l'interlocuteur à composer. Ils ne remettaient en rien en cause l'option politique
amorcée. Mais l'affaire Salah avait démontré l'épuisement et l'impression d'abandon de l'Intérieur face à une direction extérieure accusée de tous les maux. La
direction extérieure ne fut pourtant pas la seule à maltraiter les junud et les cadres. Les campagnes sanglantes d'épurations dénommées " purges ", aussi, pesèrent leur poids dans le martyrologe des maquis.