Les blés d'or du Cheliff

LES BLES D’OR DU CHELIFF

Belgacem Aït Ouyahia (ancien interne à l’hôpital d’Orléansville en 1953-1954) - Casbah Editions- Alger 2002 - pp. 07 à 17

Robert, Jean, Gustave et les autres...

La pluie qui n'avait cessé de tomber pendant trois jours s'était arrêtée dans la nuit et, ce matin du 2 octobre 35, le soleil brillait de nouveau sur Alger. A Ben Aknoun, la cour du lycée, lavée, toilettée, accueillait son monde comme en un jour de fête. Pour leur première rentrée, les garçons étaient accompagnés de leurs parents, plus exactement de leurs pères ; car dans la société algérienne des années trente et quarante - et même plus tard - on reléguait volontiers la mère aux seules tâches domestiques, même dans ces circonstances privilégiées, si chargées d'émotion, comme la première journée de lycée de son enfant ; et les Européens d'Algérie, qui se disaient outrés du «comportement barbare» des Arabes avec leurs épouses, n'avaient parfois rien à leur envier en la matière. Mutatis mutandis…

Eugène de Maillet, le colon bien connu de la vallée du Chélif, venait juste de franchir le grand portail du lycée, son fils à ses côtés, quand il aperçut dans la cour le Docteur Matarès, d'Orléansville, lui-même avec son fils; le médecin, l'ayant vu à son tour, se précipita à sa rencontre :

- Monsieur de Maillet! Très heureux de vous voir.

- Bonjour, Docteur! C'est le grand jour pour vous aussi, à ce que je vois !

Et l'on avait fait les présentations, chaque fils au père de l'autre, et, implicitement, de fils à fils. Chacun des hommes vanta les mérites de son rejeton, sans modestie, les exagérant même, à la surprise secrètement amusée des intéressés, objets de ces louanges; puis on complimenta les nouveaux lycéens, « en directions croisées », cette fois.

Le médecin dit au fils du colon: « C'est bien, mon grand! »

Le « grand » était bien le mot qu'il fallait, car Robert de Maillet, qui n'avait que douze ans, en paraissait bien quinze.

Les deux garçons, après le bonjour simple du début, restaient silencieux, hormis quelques mots, par-ci par-là ; mais ils s'étaient sentis d'emblée portés l'un vers l'autre et, à défaut de paroles, ils échangeaient quelques regards déjà complices. Celui de Robert, à cet instant, était accompagné d'un froncement de sourcils, à l'approche du groupe qui venait dans leur direction, un groupe comparable au leur, deux pères et deux fils, sauf que l'un des hommes qui était grand et droit comme un I, avec une barbe noire impeccablement taillée et dont la boutonnière de la veste bleu marine, exagérément - mais délibérément cintrée, était ornée d'un discret ruban rouge, cet homme certainement d'importance, puisque Eugène de Maillet lui envoyait déjà un large sourire, n'en portait pas moins le fez à l'Ata Turc et le saroual aux mille plis, le saroual testifa.

En un mot, un Arabe; un Arabe de qualité, mais un Arabe.

Et Robert de Maillet n'aimait pas les Arabes, à l'inverse - et au grand dam - de son père; même ceux qui n'étaient pas des Arabes « ordinaires », fussent-ils dignitaires, voire grands dignitaires, comme les bachaghas, avec leur burnous rouge et leur tour de turban; même les médaillés avec un bras ou une jambe en moins ou « légiond'honorés » ; nul ne trouvait grâce aux yeux de l'enfant qui avait sur les indigènes des idées déjà bien arrêtées.

(Dans le comportement de son fils, Eugène de Maillet croyait retrouver certains traits de son propre père, Robert, premier du nom, à la différence que le Robert actuel affichait ses sentiments naturellement et sans hypocrisie superflue.)

C'est pourquoi Robert en voulut à son père de cette main tendue avec tant de chaleur à Monsieur Benferroukh, le cadi de Miliana ; il lui en voulut de ce long aparté amical qui lui fit, tout ce temps, oublier le médecin et négliger l'homme qui accompagnait le cadi, un Européen pourtant, Monsieur Moatti, une notabilité de la ville, que son père connaissait au moins aussi bien que l'Arabe, et qui semblait attendre, résigné, que son ami de Maillet voulût bien remarquer sa présence.

Eugène de Maillet, enfin, s'était tourné vers lui.

Puis les quatre hommes s'étaient spontanément écartés, laissant leurs fils à leurs premiers contacts ou à leurs retrouvailles. Mais alors que les adultes se tenaient tout près les uns des autres, presque à se toucher, le groupe des enfants demeurait visiblement scindé en deux: d'un côté, Robert et Jean, qui voulaient manifestement garder leurs distances, de l'autre, Gustave et Abdel ; celui-ci, qui avait bien senti la réticence des premiers, avait immédiatement bridé ses pas, obligeant implicitement son ami à en faire autant.

Gustave Moatti était petit et gros, presque obèse ; il avait le teint brun foncé, « comme un Arabe ». Abdelhakim Benferroukh était élancé, avec les traits fins; il avait la peau blanche, « comme un Français », les cheveux noirs de son père et les yeux bleus de sa mère.

Le fils du cadi, en s'approchant avec Gustave n'avait pas manqué de noter la morgue dans le regard en coin que lui avait jeté le grand blond, lequel s'était aussitôt légèrement éloigné en entraînant l'autre garçon, ne pouvant supporter sans doute de voir Gustave et son ami, un Français et un Arabe, manifester une telle entente.

Car Gustave et Abdel avaient grandi ensemble à Miliana ; cent mètres à peine séparaient leurs maisons, à quelques pas de la Pointe des Blagueurs, qui aura résonné longtemps de leurs cris et de leurs chamailleries d'enfants, au cours de leurs longues parties de billes ou de saute-mouton ; ils avaient fréquenté la même école, la même classe, se disputant souvent la première place, surtout la dernière année, dans le Cours de Monsieur Paoli.

Robert, puisqu'il était ainsi fait, ne pouvait donc avoir la moindre sympathie pour le fils du cadi ; Abdel, de son côté, n'en ressentait aucune - et pour cause! - pour le fils de colon, ni même, à vrai dire, pour l'autre garçon, le fils du médecin. Et malgré son amitié pour Gustave, il lui tardait de s'éloigner du groupe, spécialement du grand blond.

Ayant constaté que son père, lancé dans une discussion avec le docteur Matarès, ne regardait pas de son côté, il quitta un moment Gustave, et, se déportant de quelques mètres à droite, il rejoignit les deux garçons - des copains, avait-il prétexté - qui se tenaient au pied d'un arbre, des copains qu'en fait il ne connaissait pas et qu'il n'avait jamais vus avant ce jour.

Pendant ce temps, Gustave allait se coller au duo d'origine, à la satisfaction évidente de Robert.

Abdelhakim, en allant vers ses « copains », n'eut pas le loisir de s'interroger sur ce qui pouvait bien l'attirer chez ces garçons; en tout cas, son désir de s'éloigner des autres au plus vite n'était pas l’explication . . . nécessaire et suffisante.

Ces deux nouveaux n'avaient a priori rien de commun avec lui, lui, le fin citadin, le hadri : et pourtant, il se sentait poussé vers eux, malgré leur allure un peu gauche, un peu lourdaude même, dans leurs costumes neufs, trop neufs, sans doute spécialement achetés la veille pour la rentrée, rue Bab Azoun, « Chez le Pauvre Indigène ».

Ils ne ressemblaient en rien à Abdel et même, en vérité, ils ne se ressemblaient pas entre eux: l'un avait une grosse tête brune, tondue de près, « avec un cou de taureau et un front de bison », l'autre, avait un teint clair et des frisettes qui sortaient du béret et lui dégoulinaient sur les yeux; le premier, Mohamed Touri, fils d'un commerçant en grains de Ménerville, parlait peu, avec une voix grave, déjà presque d'adulte, le second, Mohand Yahou, qui était fils d'un instituteur de Fort National, parlait plus mais en évitant de trop écarter les lèvres, pour ne pas montrer des dents implantées dans le désordre et qui se chevauchaient toutes sur le devant.

Mohand Yahou, c'était pour l'état civil officiel, car en français traduit mot à mot du kabyle, c'eût été M'hend Aït Yahia, ou, plus authentique, M'hend at Yehya : les Français n'avaient pas accepté pour leurs registres d'autre substitut au nom du prophète que celui de Mohand, rejetant donc le M'hend, et, comme ils voyaient d'un mauvais œil la puissance du çof (1) des Aït Yahia, ils l'avaient délibérément subdivisé en quatre nouvelles familles qu'ils avaient baptisées des noms de leur choix: Dieu seul sait pourquoi le sergent de l'état civil de l'époque s'était arrêté à ce nom de Yahou !

Le marchand de grains de Ménerville était bien là avec son cache-poussière de grosse toile bleue, son burnous et sa chéchia sans turban, mais pas l'instituteur qui, ce jour-là, faisait lui aussi sa rentrée à Taddert Bouadda ; Mohand était donc accompagné de son correspondant, un ami de son père, un ami du pays, présentement contrôleur-adjoint des CFRA (2) comme l'indiquait le galon d'or cousu sur la chéchia, au-dessus du sigle métallique. . .

Mohamed, Mohand et Abdel formeraient un trio d'amis, un trio qui se constituerait spontanément, en vertu de ces affinités qui s'imposent d'elles-mêmes, un trio qui apparaîtrait, au fil des années de bahut, en maintes occasions, le pendant, sinon l'opposant d'un autre, le trio Robert, Jean, Gustave. . . En tout bien, tout honneur.

Et pour l'honneur, au lycée, on commençait à se battre très tôt, en ces temps-là.

D'abord et toujours l'honneur du rang, quand on était parmi les meilleurs: Jean et Abdel, en français, étaient de ceux-là, tout comme Gustave et Mohamed, en mathématiques; mais, éternels outsiders, ils ne pourraient jamais se disputer que les deuxièmes places, car Mohand Yahou avait décrété, une fois pour toutes, qu'on ne le délogerait jamais de la tête de la classe qu'il occuperait de la sixième à la seconde, dans les matières principales, comme dans toutes les autres d'ailleurs. . . (sauf en gymnastique où Robert de Maillet courrait toujours plus vite que tout le monde, lancerait toujours plus loin, grimperait toujours plus haut. )

C'est seulement en première que Mohand Yahou leur laisserait enfin le champ libre, quand il sauterait - un saut fabuleux! - directement en Math Elem, après avoir passé le premier bac de la seconde.

L'honneur du rang avant tout, mais aussi l'honneur du sang: rarement, à dire vrai, car au lycée l'on se préoccupait avant tout de ses études, et les élèves « de toutes races et de toutes confessions » vivaient en bonne intelligence; et l'on ne peut mieux dire !

Mais l'honneur du sang, le nif (3), guettait toujours à fleur de peau, prêt à rugir, comme la braise endormie qui secoue sa cendre et rougit aussitôt à la moindre risée. Dans les disputes du lycée on n'en arrivait aux mains qu'exceptionnellement; on s'en tenait en règle aux invectives; mais au milieu des injures courantes, qu'on s'envoyait et se renvoyait par volées, il pouvait arriver malencontreusement , que, d'un côté, fusât brusquement, épidermiquement, un « sale Arabe » , un « sale race » ou l'un de leurs équivalents fruitiers, « melon », « tronc de figuier », qui n'étaient jamais innocents, même dépourvus du « sale » qualificatif.

Singulièrement, de l'autre côté, on n'entendait quasiment jamais « sale Français » ni d'emblée, de première intention, ni même secondairement, en réponse à un quelconque des sales précédents.

Dans ces moments-là, Mohamed Touri n'était jamais loin. On le voyait s'approcher calmement, d'un pas lent et pesant; puis il écartait d'une main l'offensé qui avait déjà serré les poings; et il lui disait :

« Attends! Attends! Ardjou ! Laisse moi faire! »

Et en moins de temps qu'il ne faut pour le dire ou l'écrire, l'arrogant se retrouvait titubant, le nez ensanglanté. Le front de Mohamed était passé par-là…pour l'honneur.

L'amitié de Mohamed, d'Abdel et de Mohand les accompagnerait dans leur scolarité, mais, parce que les études étaient entrecoupées de congés, elle serait une amitié hachée, discontinue. .

Cantonnée dans l'enceinte du lycée, elle ne se permettait que de rares escapades le dimanche quand le trio s'engageait dans la longue randonnée qui, par les chemins ombragés d'El-Biar et les dédales des Tagarins et des Tournants Rovigo, le conduisait jusqu'au centre d'Alger.

Arrivés Place du Gouvernement où se dressait la gigantesque statue du Duc d'Orléans, avant de reprendre l'interminable montée du retour au lycée, ils allaient s'accouder au kiosque d'Aït Saada pour un café ou une citronnade, tout heureux d'y côtoyer parfois, au milieu d'un groupe, M'hamed El Anka - qui n'était pas encore hadj - un bout de turban blanc enroulé négligemment autour de la chéchia et l'éternel double brin de menthe au bout des doigts; ils tendaient l'oreille pour ne rien perdre des paroles du chantre du chaâbi (4) qui, d'une voix un peu cassée, parlait à son entourage dans l'arabe d'Alger parsemé de quelques mots de français, avec de fréquents intermèdes en kabyle, le kabyle pur des igawawen (5), quand il voulait, dans cette langue, préciser sa pensée ou rappeler, à bon escient, quelque proverbe du terroir.

Des instants de plaisir extatique pour Mohand Yahou qui s'empressait de traduire à ses amis . . . dans la bonne langue de Molière.

Cette amitié se trouvait donc suspendue quand les vacances les obligeaient à quitter provisoirement le lycée. Abdel rentrait avec son père qui venait régulièrement le chercher; les deux autres regagnaient leurs « douars » respectifs, partageant, une heure de plus, la joie de voyager ensemble dans le car de Fort National qui déposait Mohamed à l'arrêt de Ménerville.

Ils se trouvaient ainsi séparés, plusieurs fois dans l'année, par la force des choses.

Pour Robert, Gustave et Jean, cette force des choses était d'un autre genre, une force qui, loin de les séparer, les obligerait presque à ne jamais se quitter plus de quelques jours; et même dans ces courtes périodes, deux d'entre eux au moins pouvaient se joindre dans la journée, voire dans l'heure: Miliana n'était distant que de cinq kilomètres d'Affreville ; et si Orléansville en était de quatre-vingts, la route, dans un sens comme dans l'autre, était familière aux « six cylindres » et aux chauffeurs respectifs du médecin et du colon.

Entre les trois garçons les liens ne pouvaient que se resserrer chaque jour davantage; d'autant qu'ils allaient vivre ensemble les grands événements de l'époque: la déclaration de guerre en 39, la défaite de juin 40, Vichy. . . surtout Vichy.

Quand Gustave, comme tous les lycéens juifs, avait été renvoyé du lycée, Robert et Georges, dont les familles pourtant étaient tout acquises au Maréchal, le Sauveur de la France, ne s'étaient pas écartés de leur ami pour fuir le « juif pestiféré » , ainsi que le faisaient alors - en bonne conscience, comme toujours - tous les Français patriotes bien pensants du moment.

Heureusement l'exclusion avait été de courte durée et Gustave était revenu au lycée, mais pas avant que son père eût prouvé, carte de Grand Invalide de Guerre à la main, que, depuis 1917, il ne respirait plus qu'avec une moitié de poumon. . .

Et puis il y eut aussi le 8 novembre 42, le débarquement des alliés. . .

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Notes :

1. çof : clan 2. CFRA : Chemins de Fer sur Routes d'Algérie, l'une des deux compagnies de tramways d'Alger. 3. nif : le « nez », l’honneur. 4. chaâbi : musique arabe algéroise. 5. igawawen : tribu kabyle traditionnellement réputée pour la pureté de son parler.