Le 16 mars 1936, M.A. Barthès, Ingénieur du Service vicinal, rendait compte au Maire de Ténès, qui avisa bientôt la Direction des Antiquités, d’une trouvaille fortuite qui venait d’être faite par un de ses entrepreneurs, au cours des travaux de construction de la Maison-voyère de la ville.
Le lieu de la trouvaille a pu être précisé1. La Maison-voyère de Ténès donne sur la rue Leblond entre la rue Mala et la rue Oudinot. Le trésor a été découvert sous le hangar actuel, dans les fondations duquel on a dégagé un mur en maçonnerie de 0,50 m environ de largeur, soutenant une dalle en béton. Des briques provenant de l’édifice, et de dimensions très classique2, sont encore conservées dans ce hangar : une grande brique de dallage carrée de 0,58 m (bipedalis) (épaisseur : 0,07 m) ; 12 briques rectangulaires de 0,45 m (sesquipedalis) sur 0,22 m (bessalis) (épaisseur 0,03m), marquées avant cuisson ? Dans le sens de la longueur, de deux bordures de stries verticales reliées par deux diagonales ; 4 briques triangulaires de 0,45 m de base, 0,25 m de hauteur, 0,06 m d’épaisseur ; en outre 9 tuiles en forme de « bouteilles » (0,28 m de hauteur totale ; 0,20 m de hauteur pour le corps ; 0,08 m de diamètre), utilisées par emboîtement les unes dans les autres pour la construction de voûtes allégées3. A proximité, au nord, dans le jardin contigu de la Gendarmerie, on a reconnu l’emplacement d’une piscine. Ces éléments permettent de conclure que l’enfouissement a été fait dans une villa sise à l’intérieur des murs antiques et élevée en matériaux de bonne époque, vraisemblablement dans les thermes privés de cette villa. Le quartier était pourvu de belles résidences : à 250 m au nord, rue de l’Hôpital, on a trouvé une mosaïque représentant une scène de chasse4.
Louis Leschi, Directeur des Antiquités de l’Algérie, était intervenu aussitôt et, grâce à sa vigilance, on peut croire que rien d’essentiel ne s’est perdu. Sans doute le récipient, « un pot (ou terrine) en terre cuite rouge », qu’il eût été utile de pouvoir étudier, a-t-il tout de suite été jeté au rebut. Sans doute aussi, l’imagination et la malignité populaires ont-elles répandu le bruit que « des jarres » de pièces d’or étaient restées au mains des ouvriers. On parle même encore aujourd’hui, à Ténès, d’un « cheval d’or » qui aurait été trouvé en même temps et qui fait penser au « serpent d’or » qui, raconte-t-on à Tipasa, aurait été découvert près du Phare. Il est question aussi d’une bague qu’un commissaire de police se serait appropriée. Mais la correspondance de Leschi et de M. Barthès fait justice de toutes ses rumeurs : elle ne mentionne, comme ayant risqué d’être détournée, que l’une des croix suspendues au médaillon, celle du milieu. Quelqu’un avait cru pouvoir la garder pour la première communion de sa fille. Leschi, par une lettre du 16 mai, exprime à M. Barthès sa conviction « que le grand pendentif à tête de femme est certainement incomplet », et fait appel à son concours, « pour le cas où il y aurait moyen de le compléter ». Le 23 mai, M. Barthès répondit avec succès à cette demande : « La personne, écrivit-il en envoyant la petite croix, qui l’avait conservée comme souvenir, a déféré immédiatement à notre désir en se rendant compte, à la lecture de votre lettre, de l’intérêt archéologique que l’objet présentait, intérêt qui ne fait plus de doute quand on a vu la pièce, « Que M. Barthès soit remercié de son efficace intervention, car cette croix est, pour la date de l’enfouissement du trésor, d’une importance capitale. Mais de l’heureuse solution de ce cas particulier, et du silence de Leschi sur tout autre manque éventuel, il est permis de conclure que le trésor a été quasi intégralement sauvé1.
Leschi signala aussitôt la trouvaille dans son rapport adressé au Gouverneur Général de l’Algérie, rapport qui parut au début de 1937 dans la Revue Africaine2, et en commença aussitôt l’étude. De nombreuses notes manuscrites, une correspondance avec divers érudits dont nous avons trouvé dans le dossier d’intéressantes lettres de MM. G. Marçais et Ch. Saumagne, de précieuses fiches de M. L. Poinssot - prouve l’ardeur qu’il y apportait. Pendant la guerre en 1944, une conférence lui fournit l’occasion de présenter quelques-unes des conclusions auxquelles il était parvenu. Nous en reproduisons ici un extrait, que M. M. Leglay a eu la chance de retrouver en manuscrit, et l’amabilité de nous communiquer. Non seulement il atteste la sûreté de ses intuitions, et pose avec force les problèmes historiques que nous aurons à tenter de résoudre, mais il fait état, avec toute la précision compatible avec une conférence, de tombes chrétiennes qui, recouvertes depuis, échappent pour le moment à notre examen ; on jugera pourtant, comme il l'avait reconnu tout de suite, qu’elles sont de nature à projeter un peu de lumière sur les raisons de la présence à Ténès de ce trésor. Il s’agit des dernières découvertes archéologiques en Maurétanie.
« Ce sont tout d’abord des tombes chrétiennes à l’ouest de la ville, dans un cimetière groupé comme à Tipasa autour d’une église. De ces tombes, on n’a pu en dégager que cinq. Elles sont couvertes de mosaïques à figures et à inscriptions. Trois sont malheureusement très mutilées, mais deux sont bien lisibles. L’une est une épitaphe anonyme ; le nom du défunt ou de la défunte est remplacé par une feuille en forme de cœur avec deux rinceaux. Peut-être s’agit-il d’un jeu de mots, et de symbole remplacerait le nom du défunt. Mais vient ensuite une date : le 7 des Ides de décembre de la 373e année de Maurétanie. C’est-à-dire le 7 décembre 412.
« La seconde est plus suggestive encore : c’est la tombe d’une jeune femme. Victoria, qui est dite clarissima femina, de l’ordre sénatorial, la plus haute aristocratie romaine, qui est morte à 18 ans, 8 mois et 15 jours, le 29 décembre 425.
« Décembre 425 : trois ans et demi plus tard, au mois de mai 429, les Vandales débarquaient sur la terre africaine, et leur passage était signalé, dans la deuxième quinzaine d’août de la même année, à Altava (Lamoricière - auj. Ouled Mimoun), par l’épitaphe, heureusement découverte par M. Courtot, d’un inconnu qui a péri sous la glaive des Barbares1. Victoria ne les aura pas vu à Ténès, mais sa famille dut assister à leur passage à travers les provinces romaines et il n’est pas interdit de penser que c’est pour le mettre à l’abri du pillage qu’a été enfoui à Ténès le trésor retrouvé en mars 1936 et entré au Musée d’Alger. »
« Louis Leschi émet ensuite l’hypothèse que le médaillon représente Galla PLacidia, « la fille de Théodose le Grand, la sœur d’Honorius qui, faite prisonnière à Rome en 410, par Alaric, dut épouser à Narbonne Athaulf, le beau-frère d’Alaric, et devenir reine des Wisigoths puis, veuve et rentrée à Ravenne, épousa le ministre Constantius - Galla Placidia qui été pendant vingt-cinq ans le véritable souverain d’Occident et dont le souvenir demeure à Ravenne dans son Mausolée qui est peut-être ce que l’art chrétien du Ve siècle nous a laissé de plus exquis.
« On peut rêver longtemps ajoutait-il, sur cet véritable ensemble, et s’imaginer qu’il est peut-être venu ici, porté par quelqu’un de ces innombrables réfugiés qui, en 410, après la prise de Rome par Alaric, vinrent chercher un asile dans les provinces d’Afrique. Il y a de fortes présomptions en tout cas pour qu’il soit contemporain des tombes retrouvées et qu’il date de la fin du IVe siècle et du début du Ve. »
Mais c’est M. Carcopino qu’il revenait de révéler au monde savant l’importance du trésor. En 1942, au retour d’une mission d’inspection archéologique en Algérie, il le décrivit à ses confrères de l’Académie des Inscriptions2, insistant justement sur le raffinement du goût qui avait réuni une telle collection, et la qualité d’un art « qui n’a rien de provincial », définissant en outre l’intérêt qu’il présentait pour l’histoire de ces temps pathétiques. Il tirait parti, lui aussi, des épitaphes chrétiennes de Ténès, et faisait sienne l’hypothèse que le propriétaire fût une clarissime comme Victoria qui, fuyant les Goths d’Alaric, s’était réfugiée en Afrique où devaient la rejoindre, dix-neuf ans plus tard, les Vandales de Genséric. Ces images d’exode n’évoquaient, en 1942, que de trop récents et obsédants souvenirs ! Et, de la fuite outre-mer de l’aristocratie romaine en 410. M. Carcopino décelait un nouvel exemple dans une épitaphe récemment déchiffrée par lui à Djemila, celle de Pomponia Rusticula, clarissima femina elle aussi morte à 15 ans en 452 Dans l’exil où sa mère l’avait mise au monde3.
A cette brève notice, à cette conférence, à cette communication que M. Carcopino a reprise en 1948 Dans un article 4, se borne la bibliographie de notre sujet. Du moins ces premières indications si succinctes fussent-elles, le plaçaient dans un éclairage aussi juste qu’émouvant. On verra dans la suite que notre étude leur doit beaucoup, et que, des conclusions provisoires qu’elles proposaient, nous avons retenu une grande partie.
Avant toutefois d’aborder nous-même l’analyse du Trésor de Ténès, il nous a paru utile de rappeler sommairement deux séries de faits dont la mise au point ici, évitera les redites et éclairera l’interprétation. Il faut préciser d’abord ce qu’était Ténès au début du Ve siècle, puisque non seulement c’est là que le trésor a été enfoui, mais que même, comme il a été suggéré et comme il apparaîtra de plus en plus, il y a, avant son enfouissement, « vécu » en quelque sorte pendant un certain nombre d’années : il existe, on le verra, entre plusieurs objets et le lieu de la trouvaille, un lien qui n’était pas fortuit. D’autre part, les plus beaux de ces bijoux sont exécutés selon une technique propre à l’art du Bas-Empire, celle de l’or découpé, ou opus interrasile, dont, avant de l’étudier dans nos fibules, nos garnitures de ceintures, nos bracelets en particulier, il convient de définir les caractères généraux.
Rien en vérité ne semblait prédisposer cette petite ville sans gloire, presque perdue au bout du monde romain, à abriter dans le sous-sol d’une de ses villas un trésor qui éclipse de loin ceux de Carthage et d’Hippone, de Thuburbo Majus et de Mactar1. Là, certes, dans la Proconsulaire ou la Numidie, où les hauts fonctionnaires avaient leur résidence et leur cour, où le Seigneur Julius de Carthage et les seigneurs de Tabarka avaient leurs châteaux que nous peignent les mosaïques du Bardo2, tant de luxe et de délicatesse surprendrait moins peut-être. Ou encore dans cette Thagaste où le richissime héritière des Valerii, sainte Mélanie, réfugiée en Afrique après 410, était en mesure d’offrir à l’évêque Alypius « une propriété de grand rapport, plus vaste que la cité elle-même, et contenant, avec des thermes, artifices mulios, aurifices, argentarios et aerarios », sans compter deux évêques, l’un catholique et l’autre donatiste3. Par quel hasard cette somptueuse collection de bijoux, dignes, nous le montrerons, d’avoir paré au Stilicon ou une Proba, était-elle allée finir dans un petit port à demi endormi de la Maurétanie césarienne, à plus de 200 kilomètres à l’ouest de notre Alger ?
Ténès (Cartennae)4 avait d’abord été une escale punique5 à l’embouchure de l’oued Allalah qui, trouant la falaise à laquelle elle est adossée, ouvre ici une voie de communication vers l’intérieur, Orléansville (Castellum Tingitanum) et la vallée du Chélif. Auguste, vers 30 avant J.C, y fonda une colonie de vétérans : c’était l’un des premiers efforts en vue de cette romanisation de la Césarienne occidentale qui, si elle réussit dans les plaines, s’arrêta sur les pentes du Zaccar et même du Dahra, qui domine Ténès, et plus encore, vers le sud, du massif de l’Ouarsenis6. Jamais les villes du littoral ne cessèrent de sentir peser sur elles la menace des tribus montagnardes, et l’histoire de Ténès, autant qu’on a pu la retracer à l’aide de quelques inscriptions, resta une histoire militaire. Ses grandes heures furent sous Hadrien, celles de la vigoureuse résistance qu’elle opposa à une « irruption » des Baquates7 et, sous Antonin le Pieux, du rôle qu’elle joua comme port de débarquement et base d’opérations, avec Saint-Leu (Portus Magnus - auj. Bethioua), Cherchel (Caesarea), Tipasa et Alger (Icosium), des détachements légionnaires appelés de Germanie et de Pannonie pour réprimer la révolte des Maures8.
Sa prospérité, pourtant, était réelle. On découvert aux environs, à Montenotte (Sidi Akkacha), des résidus de minerais et de scories attestant une antique industrie sidérurgique9 - une fabrique de garum a été signalée au Guelta1. Mais surtout elle captivait activement une vallée faible, une inscription célèbre ses horrea et felicia2, une aura chrétienne mentionne les praedia de Fabius Sulpicius Grisogonus et de son fils 3. Il est possible que des familles sénatoriales y possédassent de grands domaines4. Des villas à mosaïques étaient le signe manifeste de ce bien-être5. Dans l’une, située un peut à l’écart, de l’autre côté de l’oued, un certain Romanus avait exprimé naïvement , dans des vers qui ne bravent pas moins la syntaxe que la quantité, le plaisir qu’il éprouvait à contempler le spectacle qui s’offrait à sa vue : d’un côté la mer sillonnée de barques, de l’autre la ville étagée en hauteur, des fontaines nombreuses, des vergers florissants, et sa marmaille (en style noble : Romani proles) qui gambadait sur la terrasse6.
Mais à cette époque déjà, c’est-à-dire au IVe siècle, il semble que les liens qui unissaient la région à l’Empire quoique volontiers proclamés, eussent commencé à se distendre. La Tingitane avait été rattachée administrativement à l’Espagne et, dans sa majeure partie évacuée ; les confins occidentaux de la Césarienne elle-même abandonnés7. Une frontière rapprochée, tendue de l’embouchure du Chélif, le long de l’oued Riou (Oued Rhiou), jusqu’à Waldeck-Rousseau (auj. Sidi Hosni), avait été organisée défensivement sous le commandement du praepositus Vmétis Columnatensis8. En-deçà et même au-delà, comme à Lamoricière (Altava), les manifestations de fidélités aux empereurs pouvaient bien se prolonger, la grande rocade d’Orléansville, …être entretenue et bornée de nouveaux militaires, on sentait partout s’affirmer, sous des noms divers dispunclores défaillante9. Cette obscure tendance à une sorte de séparatisme ne devait pas échapper à saint Augustin, qui l’a formulée dans des termes qui prêteraient à de longs commentaires : Mauritania…Caesariensis occidentali quam meridianar parti uicinior, quando nec African se uuli dici : « La Maurétanie césarienne est plus proche de la partie occidentale de l’Empire que de sa partie méridional, elle qui ne veut même pas qu’on appelle Afrique10.
Aucun texte ne nous renseigne sur la vie municipale, au Bas-Empire, de la colonie de Cartennae, et c’est peut-etre qu’elle n’était pas très intense. En somme située dans une sorte de cul-de-sac, à 50 kilomètres à l’écart du trafic qui s’écoulait le long de l’artère du Chélif, et mal reliée à Cherchel, résidence du gouverneur, par une route côtière dont les derniers milles, franchissant péniblement les escarpements du cap Ténès, ne devaient guère être fréquentés11, elle n’était guère rattachée au monde extérieur que par l’activité de son port, et celle-ci, quoique le bon Romanus exagérât en parlant des classes nauium qui faisaient force de rames pour en entrer dans la rade, ne devait pas être négligeable. On sait bien que la navigation antique ne s’aventurait en pleine mer qu’après avoir épuisé toutes les ressources d’un prudent et patient cabotage. Pour se rendre d’Afrique en Italie, on avait le choix entre deux routes : se lancer de Carthage en Sicile ou d’Hippone à Cagliari, pour longer ensuite les côtes d’Italie ou des îles1. Mais l’itinéraire normal de Carthage à l’Espagne et à la Gaule suivait le littoral africain le plus longtemps possible, et ne prenait le large, en direction de Carthagène, qu’à partir de l’un des ports de la Maurétanie Césarienne : Cherchel, Ténès , Saint-Leu. En 314, en convoquant au concile d’Arles les délégués de l’Afrique, Constantin leur prescrivit de se rendre d’abord en Maurétanie et de s’embarquer de là pour l’Espagne, ce qui réduisait la traversée au minimum2. Encore au IXe siècle, le voyageur oriental Al Ya’kûbî, décrivant l’itinéraire de Tunis en Espagne, « précise que l’on commence par longer la côte africaine, sans prendre le large jusqu’à Ténès et même plus loin, de sorte que la traversée ne dure que vingt-quatre-heures3. » Retenons l’idée de ce courant qui unissait la Césarienne à l’Espagne : c’est peut-être ce qui, selon le mot de saint Augustin, la faisait se sentir plus occidentale qu’africaine, et n’excluons pas l’hypothèse que pour être venu se fixer à Ténès notre trésor eut parcouru, en sens inverse, la même voie.
Pourtant, contrastant avec cette insignifiance politique, une grande ferveur religieuse animait, à cette époque, la petite ville. Dans l’âpre conflit qui, depuis un siècle, tourmentait le christianisme africain, Ténès avait été ardemment donatiste ; elle avait adhéré à cette orgueilleuse « Eglise des martyrs » qui opposait à la sage autorité des catholiques l’intransigeance de ses prétentions à la sainteté4. Donatiste, mais dissidente, et plus précisément rogatiste5. Vers 375, les exactions des schismatiques, la violence des revendications sociales qui se déchaînaient sous leur drapeau, l’appui qu’ils avaient fourni à la révolte du Maure Firmus provoquèrent, parmi les donatistes eux- mêmes, une réaction modérée dont l’évêque Rogatus de Cartennae fut l’un des inspirateurs6. Il se sépara de ses collègues de Maurétanie et fonda, à l’intérieur du schisme, une communauté particulière qui, sans se soumettre à l’église romaine, manifestait contre les excès révolutionnaires des circoncellions le conservatisme de ses propriétaires ruraux, contre les incursions des Maures de l’Ouarsenis sa fidélité à la paix romaine, contre le fanatisme des doctrinaires une sorte de quiétisme tolérant. Exposés aux coups des deux extrêmes, aux attaques des Firmiani et aux décisions de la justice impériale qui les sacrifiait à l’occasion aux donatistes, les rogatistes menèrent une vie obscure, mais tenace, et encore au début du Ve siècle ils groupaient une dizaine de leurs évêques autour de Vincentius de Cartennae, ancien camarade de saint Augustin.
La lettre que celui-ci lui adressa, vers 408, pour l’adjurer de renoncer au schisme7, mérite d’étre citée ici, non seulement à cause de la savoureuse ironie avec laquelle il raille l’obstination des rogatistes, mais aussi bien parce que c’est l’un des très rares documents un peu expressifs qui nous soient parvenus sur la Ténès de ce temps-là.Ténès, vue d’Hippone (auj. Annaba), semblait décidément très loin, et trop en dehors des limites du monde habité, et de trop chétive importance, pour prétendre au rôle de capitale de la chrétienté : « Et toi, tu sièges à Ténès, et avec les dix rogatistes que vous testez, tu vas en répétant : non fiat ! non fiat !8 » L’ambition qu’il prête à Ténès de rivaliser avec Rome le fait sourire : « Tu t’inscris en faux contre les témoignages divins confirmés avec tant de forces, manifestes avec tant de clarté, et tu t’efforces de reléguer l’héritage du Christ au fond de ton exil, si bien que lorsque, en son nom, ainsi qu’il a dit, sera prêchée la pénitence parmi les nations, quiconque aura été touché de cette prédication, en quelque endroit du monde que ce soit, s’il ne va pas chercher et s’il ne découvre pas, en Maurétanie Césarienne, Vincentius de Cartennae ou l’un de ses neuf ou dix frères, ses péchés ne pourront lui être remis1. » Et encore : « Si quelqu’un n’a pas entendu cette parole, s’il ne se rend pas à Ténès ou dans la région de Ténès, il ne pourra être purifié de sa vie de volupté2. Hors de Ténès, point de salut. Car malgré le nombre réduit de ses adhérents et sa situation perdue aux confins de l’Afrique, la secte n’en persiste pas moins à proclamer qu’elle est seule à détenir la vérité et pratiquer la religion : « Tu cherches à nous faire croire qu’il n’y a plus que les rogatistes à mériter le nom de catholiques, par leur observation de tous les préceptes divins et de tous les sacrements3, » il semble que Vincentius se soit rendu à cette pressante mise en demeure : à la conférence de Cherchel qui, en 418, opposa saint Augustin à l’évêque donatiste, l’évêque de Ténès. Rusticu…. ? sera mentionné parmi les catholiques4.
Ainsi les Cartennitains avaient longtemps cru que c’était chez eux que s’était réfugiée la piété puritaine des anciens jours, avec la fidélité aux martyrs. Et, de fait, l’intensité du culte des reliques à Ténès nous est encore prouvée, à la meme époque, par une inscription mutilée mentionnant celles de trois femmes - Eugusa, Saturnina et une troisième dont le nom nous échappe - qui avaient souffert pour leu foi5. Mais surtout il y a lieu de rappeler ici l’activité hagiographique d’un auteur anonyme qui a dû vivre à Ténès « entre la fin du IVe siècle et la moitie du Ve siècle », et qui y a rédigé la Passion de saint Fabius le Vexillifère6. Ce jeune porte-enseigne avait été supplicié à Cherchel sous les Tétrarques7, et son corps laissé sans sépulture, avait été miraculeusement porté sur les flots a Caesariensis pelagi regione ad Cartennitanum litus. Les Cartennitains ont accueilli avec enthousiasme le martyr que la mer leur avait donné : nune allerius regionis martyrem… habere meruimus. Mais voici que la plebs Caesariensis s’émeut.
Trop tard ! - du désir de récupérer les reliques de saint Fabius. Ténès, par la voix, formée à tous les artifices de la rhétorique de son avocat inconnu, plaide devant Cherchel son droit à les conserver : apud le peregil cum triumpha martyrium, erga nos condidid sancti corporis, monumentum.
Il est bien probable qu’il y a eu à Ténès une martyrium de saint Fabius, et les fouilles nous le feront peut-être connaître un jour, à l’ouest de la ville, dans ce cimetière chrétien dont quelques tombes seulement ont été dégagées1. En attendant, il nous est permis de nous le représenter à l’image de celui de sainte Salsa à Tipasa : les ressemblances entre les deux passions sont si étroites, en particulier dans le rôle miraculeux que joue la mer ici et là, qu’on a pu les attribuer au même auteur2. Imaginons donc, à l’ouest de Ténès, un autre cimetière marin, avec les tombes, pressées autour des saints, non seulement des Cartennitains, mais de pèlerins venus de loin et de très loin, d’Alger ou d’El-Kantara, d’une Tripolis d’Orient ou encore d’Italie (una Italorum), chercher la protection des martyrs3. Peut-etre cette évocation préliminaire ne sera-t-elle pas inutile, ci-après, pour expliquer certaines particularités d’un trésor qui semble-t-il, a séjourné quelques temps à Ténès et avant d’être caché a pu s’imprégner de l’atmosphère de dévotion fervente qui y régnait4.
L’expression latine est empruntée à Pline qui, à propos de l’utilisation des bois exotiques, mentionne, comme ayant été consacrées dans des temples par Vespasien, coronas ex cinnumo interrasili auro inclusas, littéralement : « des couronnes de cinname dans une monture d’or découpé6. » Et, en effet, c’est à la même époque que l’on voit apparaître dans la décoration des armes, des ceinturons et des harnachements7, particulièrement en Rhénanie, en Pannonie, en Dalmatie, des ornements en bronze ajouré dont Riegel a bien montré qu’ils s’inspiraient encore, au début, d’un énergique sentiment du relief plastique. Mais, à partir du IIIe siècle, l’opus interrasile, appliqué de plus en plus aux métaux précieux, en vient à exprimer, peut-être par un lointain souvenir de traditions orientales, cette aversion pour la ronde bosse, ce goût pour le très bas relief, en méplat, qui animent désormais la sculpture et tous les arts. Autour des médaillons pendentifs, sur le fourreau des épées et la courbure des bracelets, il répand comme une dentelle ses grilles d’or et d’argent entremêlés de motifs végétaux ou géométriques, que rehaussent parfois des pierres précieuses8. Certaines plaques ajourées semblent la réduction des cancels et des transennes de marbre qui, avec le même dédain de la profondeur et le même graphisme ornemental, décoreront les basiliques paléochrétiennes et les monuments byzantins, en sorte qu’on est fondé ? a leur chercher des correspondants dans l’architecture de pierre de Ravenne, et jusque dans les panneaux de bois coptes et les stucs islamiques.
La vogue de l’opus interrasile finit par devenir si générale qu’au Vie siècle, le grammairien Lactance Placidus, dans ses scopies à la Thébaïde de Stace, en découvrait, par un….. cad….cus significatif, un exemple dans la fibule d’or unu fibula rasilis nuro, enchâssée d’une agate, dont le poète avait paré l’un de ses héros : il commentait : foraminibus multis exarnata quas uulger interrasas appellant ; « ornée de beaucoup de trous comme celles que l’on appelle communément à jour1. » L’anonyme de Valois raconte que Théodoric, qui n’apprit pas sans peine à écrire, s’était fait faire une Iaminam aurcam interrasilem, avec les quatre lettres (mot illisible) du début de son nom, dont il suivit le contour à la plume2. On cite enfin la crucem anaglypham interrasilem du Pape Léon III, au VIIIe siècle3.
Une découverte sensationnelle s'est produite à Ténès dans un chantier du service vicinal: une petite jarre renfermant un trésor de bijoux en or a été trouvée par hasard et son précieux contenu a été recueilli par M. Barthès, ingénieur du Service vicinal. Ce sont des pièces d'orfèvrerie datant des IVe- Ve siècles de notre ère: bracelets ciselés et sertis de pierres, ferret, plaques et boucles richement ornementées de deux ceintures, plaque de poitrine portant une effigie féminine, deux grandes fibules en forme d’arbalète, deux étuis-reliquaires et une fiole en argent. Cet ensemble, unique dans l’Afrique du Nord, est entré au Musée Stéphane Gsell.
COMPOSITION DU TRESOR
Le Trésor de Ténès comprend 19 objets, dont 17 en or, 1 en argent, 1 en bronze.
1- 3 : trois fibules en or, l’une figurant un dauphin (pl. II, 3, les deux autres cruciformes (pl. II, 1et 2 ;
4-10 : sept éléments de garnitures de ceintures en or, à savoir : deux plaques-boucles (pl.III, 1,2), deux plaques-appliques (pl.IV, 1,2), un bout de ceinture (pl.IV, 3), et deux boutons-œillets (pl.III, 3) ;
11-14 : quatre bracelets en or, dont deux bracelets torsadés (un brisé, pl. IV, 3, 4) un autre orné de pierres précieuses (pl. V. 2), un autre en opus interrasile (pl. V, 1) ;
15 : une ampoule d’argent (pl.VI) ;
16-17 : deux étuis d’or, dont l’un, le plus petit, était un reliquaire (pl. V, 5,6) ;
18 : une anse de bronze, brisée (pl.V ? 7) ;
19 : une broche en or, avec le médaillon d’une impératrice, et trois petites croix suspendues (pl. I).
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Chronique de l’archéologie algérienne en 1936 / P. 122 -
Revue Africaine N° 80 - 1ère partie - Année 1937
- OPU - Alger 1998.
Louis LESCHI.