En quelques secondes, à Orléansville, dans la nuit du 09 septembre, 1500 personnes sont tombées du sommeil dans la mort. Plus de 1200 blessés ont été retrouvées sous les ruines de leurs maisons, détruites par le plus terrible tremblement de terre qu’ait jamais subi l’Algérie. 60.000 sans-abris à 150 km. A la ronde autour d’Orléansville vivent dans campements de fortune, sans gaz, sans électricité, sous la menace des épidémies. C’est Radio Alger qui a donné l’alarme. Aussitôt, les secours se sont organisés. Chaque jour, 2 000 Algériens ont offert leur sang. L’armée, les pompiers, la police et la gendarmerie ont travaillé quarante heures durant à retirer des décombres les blessés et les morts. Un pont aérien s’est établi entre Orléansville
et Alger où toutes les quarante minutes, un convoi de blessés était dirigé vers l’hôpital Mustapha. Dans toute la France, en signe de deuil, les drapeaux ont été mis en berne. Commencé en Algérie, le mouvement de solidarité s’est étendu à tout le pays et bientôt au monde entier.
A Orléansville, toutes les horloges se sont arrêtées à 1h. 11 du matin, marquant ainsi l’heure du deuil et de la ruine. Seuls les animaux eurent le pressentiment du désastre. Les pigeons tournoyèrent cette nuit-là sans se poser et les vaches cassèrent leurs longues pour s’enfuir dans la campagne. Pendant toute la nuit les survivants errèrent dans les rues comme des somnambules. Et ce n’est qu’au matin qu’ils reprirent leurs esprits, comprenant du même coup l’étendue et l’horreur de la catastrophe.
Abord d’un hélicoptère de Gyrafrique, notre envoyé spécial Pierre Vals a pu survoler la région de Bèni-Rached et photographier les crevasses que le tremblement de terre a creusées dans la terre rouge. C'est la quelle étaient le plus profondes : on a mis plusieurs jours à se rendre compte que Bèni-Rached, le « douar maudit « , avait été l’épicentre du séisme. Dans ce village, le plus important d’une région agricole qui couvre 15.000 hectares, on dénombra 307 morts, qu’il fallut transporter au cimetière dans des paniers à dos de mulets - la religion musulmane exigeant en effet que les morts soient enterrés le plus rapidement possible. Les habitants des douars les plus proches durent parcourir 10 kilomètres à travers les montagnes pour porter secours aux survivants.
A 1 h. 11, dans toutes les maisons, la pendule s’arrêta. Il y a eut un silence vertigineux, une attente - comme si le Destin hésitait. Mais la pointe de la grande aiguille ne quittait plus le point du chiffre. Alors, dans le ciel et sur la terre, l’Heure sonna- terrifiante.
Ceux qu’elle appelait- les 1500 qui devaient mourir- se réveillèrent en hurlant et voulurent se lever. Mais déjà la mort les terrassait, les étouffant de gravas, leur défonçant le crâne à coups de madrier, les broyant et les déchiquetant sous les tonnes de pierres et de ferrailles tordues de leurs maisons écroulées.
De la grande villa d’Orléansville, de la petite ferme de la vallée, du gourbi dans la montagne et des familles qui y vivaient, il ne restait rien - rien que des corps suppliciés gémissant sous des ruines, et des êtres fous de terreur fuyant dans les ténèbres d’une nuit d’apocalypse.
En douze secondes tout un petit monde paisible venait de basculer dans l’horreur. Les minutes d’avant avaient rassemblé pourtant à toutes les minutes d’une vie calme et normale.
La dernière fenêtre, de l’hôtel Baudoin, le modeste palace d’Orléansville, venait de s’éteindre. En face, dans le jardin public, un Arabe, étendu sur une pelouse, regardait un jeune couple accoudé au balcon. Un automobiliste s’arrêta devant l’hôtel, souleva le capot de sa voiture et demanda l’adresse d’un garage.
Place Paul -Bert (Paul- Robert [ndlr]), des Européens prenaient le frais en bavardant, assis par des groupes devant leurs portes, tandis que les Arabes accroupis sur le bord du trottoir et sur les gradins du kiosque à musique palabraient à voix basse. D’autres qui avaient préféré le trottoir à leur lit, dormaient allongés au pied d’un mur.
Chacun jouissait à sa façon de la fraîcheur de la nuit. Cette journée de jeudi avait été torride. A 14 heures, le thermomètre de la pharmacie Carmagnol était monté à 46 degrés à l’ombre. Orléansville, qui date de la conquête, est la ville la plus chaude de l’Algérie du Nord. Un peu à l’étroit entre ses vieux remparts, avec ses 35.000 habitants, la cité étend ses faubourgs très loin dans la campagne, parmi les vignes, les champs de céréales et les orangeraies, jusqu’aux contreforts de l’Atlas. C’était il y a Quelques jours encore une aimable petite ville de province à la fois africaine et européenne, avec sa vieille mosquée et son église d’Ile-de-France, son collège moderne, son hôpital tout neuf, et son groupe d’H.L.M - un building de neuf étages - en voie d’achèvement. Une petite ville heureuse, fière de sa sous- préfecture, à façade de palais oriental, et de son détachement de la Légion qui berçait de sa clique la nostalgie des soirs d’été.
La ville, morte pendant les grosses chaleurs - du 15 août au 15 septembre - recommençait à vivre. M. Debia, le sous- préfet, avait rouvert ses salons. M. Remy Hadjez, le propriétaire de l’hôtel Baudoin, qui avait passé, ses vacances en France, était rentré la veille avec sa femme, sa fillette et sa belle-sœur. Les jeunes pourraient danser, le soir, au son du pick-up. C’était de cela qu’on parlait, ce jeudi soir, en sortant de Comedia, le cinéma en plein air, où l’on avait projeté Crossfire, une nouveauté pour Orléansvillle.
Des garçons du faubourg de Pontéba, qui avaient été voir le film, étaient rentrés à bicyclette vers 1 heure moins le quart. Ils avaient voulut boire une limonade à l’épicerie-buvette Couturier, mais la boutique était fermée. Ils eurent beau frapper, personne ne répondit.
La ville, morte pendant les grosses chaleurs - du 15 août au 15 septembre - recommençait à vivre. M. Debia, le sous- préfet, avait rouvert ses salons. M. Remy Hadjez, le propriétaire de l’hôtel Baudoin, qui avait passé, ses vacances en France, était rentré la veille avec sa femme, sa fillette et sa belle-sœur. Les jeunes pourraient danser, le soir, au son du pick-up. C’était de cela qu’on parlait, ce jeudi soir, en sortant de Comedia, le cinéma en plein air, où l’on avait projeté Crossfire, une nouveauté pour Orléansvillle.
Des garçons du faubourg de Pontéba, qui avaient été voir le film, étaient rentrés à bicyclette vers 1 heure moins le quart. Ils avaient voulut boire une limonade à l’épicerie-buvette Couturier, mais la boutique était fermée. Ils eurent beau frapper, personne ne répondit.
Quand ils se furent couchés, les dernières fenêtres s’éteignirent et toute la vallée du Cheliff s’endormit sous la lune.
Soudain, Charles Couturier, le patron de la buvette, qui dormait près de sa femme et de sa petite fille de trois ans, sauta à bas de son lit. On venait de cogner furieusement à la porte. - Ce sont ces ivrognes qui reviennent ! cria-t-il.
La porte vola en éclats. Il reçut un coup terrible sur la tête. Il voulut allumer la lumière. Pas d’électricité. Il palpait son crâne meurtri quand sa main fut broyée par un nouveau coup. - Bandit ! hurla-t-il, persuadé qu’il était victime d’une agression. Cette agression
dont étaient victimes en même temps que lui des milliers d’innocents, c’était le tremblement de terre.
Dans les ruines d’Orléansville, de Pontéba et du douar de Beni-Rached, j’ai interrogé ceux qui ont vécu la catastrophe. Aucun d’eux, dans l’instant, n’a pensé à un tremblement de terre. Tous ont cru qu’ils étaient attaqués, qu’un camion venait de se jeter contre leur maison ou qu’un avion s’était abattu sur le toit. Le tremblement de terre, c’était le crime monstrueux, impensable. - J’ai cru que je rêvais, m’a dit Gabrielle Legout.
Elle a quatorze ans. C’est la fille du garde-champêtre. Par son courage, son sang-froid, elle a sauvé ses parents et deux de ses frères et sœurs. Cette petite fille modeste, qui ose à peine parler, est peut-être l’héroïne de la catastrophe.
- Quant je me suis réveillée en sursaut, j’ai vu le ciel, plein d’étoiles. Il n’y avait plus de plafond. Le toit avait été emporté. J’ai crié : « Mais qu’est-ce qu’il y a ? » J’ai voulu ouvrir la porte. Dans la chambre, à côté, mon père et ma mère gémissaient. La porte a cédé. C’était horrible. Je les entendais. Je ne les voyais pas. Leurs plaintes sortaient d’un tas de gravats qui montait presque jusqu’au plafond. « Les petits ! Sauve les petits ! » criait maman. J’enfonçai mes bras jusqu’aux épaules dans la terre, des pierres. Un clou me déchira la main. Je suffoquais. Papa m’appelait. Je ne savais pas où il était. J’ai senti ses cheveux. Il m’a dit d’essayer d’enlever un bloc de pierre qui lui écrasait la poitrine. J’ai eu beau me tendre de toutes mes forces, je ne pouvais pas. Tout basculait. Je tombai, « Les petits ! Sauve les petits ! » répétait maman.
« Les petits ! Dans mon affolement, je les avais oubliés. Ils étaient quatre dans la chambre voisine. Et on ne voyait rien. Je me suis mise à creuser avec mes mains dans les gravats. J’ai fini par faire un trou. « Maman chérie, vite ! Je vais mourir ! » a crié Marie-Laure.
« Ma mère gémissait : « Gabrielle, sauve-la ! Sauve-la ! » J’avais beau faire, je ne pouvais pas. Il faisait nuit. Des pierres s’écroulaient su moi, la poussière m’étouffait. J’ai réussi à sauver Mireille et Fatima, les deux tous petits. Mais Marie-Laure et René… »
La petite retient mal ses larmes. Marie-Laure qui avait sept ans, et René qui avait neuf ans et demi, étaient morts quand son père et sa mère, qu’elle avait réussi à dégager, purent les retirer des décombres, plusieurs heures plus tard, avec l’aide d’un voisin.
Ce combat dans les ténèbres, qui parut, durer une éternité, tous les habitants d’Orléansville et des douars de la vallée du Cheliff l’on vécu.
Surpris en plein sommeil, ne comprenant rien à ce qui leur arrivait, tous s’étaient échappés comme des fous de l’enchevêtrement de poutres, de briques et de ferrailles tordues qui les écrasaient. A moitié nus, meurtris, le visage déchiré, les mains en sang, noirs de poussière, ils sautaient par les fenêtres de leurs maisons écroulées précipitaient vers la campagne.
Puis brusquement, ils s’arrêtaient et heurtaient au flot contraire des fuyards, revenaient vers les ruines de leur maison en appelant les enfants, la mère ou l’aïeule perdus dans la catastrophe.
Un nuage de poussière épais comme un brouillard couvrait la ville et stagnait dans les rues. La nuit, éblouie de lune, était devenue à ce point opaque que les gens se jetaient les uns contre les autres comme les Londoniens pendant le blits (mot illisible).
L’hôtel Baudoin était comble. A 11 heures du soir, le procureur de la République qui habitait le palace, avait téléphoné d’Alger qu’il ne rentrerait que le lendemain. Il fut sauvé, ainsi que l’automobiliste qui à 1 heure, conduisit sa voiture au garage pour faire réparer une soupape. Quand il revint à 1 h 12, l’hôtel Boudoin se fendait en deux et tout le centre de la bâtisse s’effondrait.
Un Arabe qui dormait en face, sur une pelouse du jardin public, fut tué par des pierres. Le patron de l’hôtel, sa femme, sa fille de neuf ans avaient disparu engloutis dans les décombres, ainsi que leurs trente clients. Seul deux cinéastes logés au troisième étage et un représentant de commerce réussirent à s’évader de leurs chambres éventrées en descendant à l’aide de draps attachés au balcons.
Toute la ville n’était que ruines. Du building neuf étages il ne subsistait qu’un gigantesque chantier de démolitions. Les trente-cinq ouvriers qui couchaient dans les étages gisaient sous les milliers de tonnes de pierres et de ferrailles amoncelées. Aucun d’eux ne devait être sauvé.
La secousse avait duré douze secondes, …pendant des heures la ville et les faubourgs demeurèrent plongés dans une nuit de brouillard. Le nuage de poussière, loin de se dissiper, s’épa….. sissait au fur et à mesure que s’organisaient les travaux de secours et de déblaiement.
Le désastre, d’heure en heure, se découvrait dans toute son horreur. Il n’était pas un quartier, une rue, une maison qui eût été épargné. Le clocher et le porche de l’église s’étaient abattus, découvrant jusqu’au chœur les admirables céramiques du IVe siècle, orgueil de la ville. La mosquée, le minaret, la mairie, la préfecture, le collège, lézardés en tous sens menaçaient ruine.
Des torches électriques surgirent. Et l’on vit es képis blancs. C’était la Légion qui attaquait. La caserne, près de la mosquée, s’était écoulée. Deux légionnaires avaient été tués, dix autres blessés. Mais les blessés, le visage et les mains en sang, avaient rejoint leurs camarades.
Les faisceaux des lampes qui fouillaient le nuage de poussière, découvraient des scènes atroces ; un crâne broyé au milieu d’une flaque de sang, une main vivante émergeant d’un tas de pierres haut de 4 mètres et se tordant comme pour un appel, un corps de femme décapité, un pied de petit enfant qui bougeait.
Les femmes - européennes et indigènes- hurlaient, se déchiraient le visage avec les ongles en appelant sans fin le mari, la mère ou l’enfant qui gisaient là, enterrés vivants, et qu’il fallait « sauver ».
Un gros homme, le torse nu, le visage et les bras noirs de poussière, dirigeait les secours, fonçant en même temps que la Légion au plus dangereux de la mêlée. C’était M. Biscambiglia, l’ancien instituteur de l’école des garçons, le maire de la ville. Ce colosse qui remuait des pierres de taille, s’arrêtait par instant pour essuyer d’un revers de bras son visage ruisselant de pleurs.
- Nous les sauverons ! Nous les sauverons ! répétait-il à ceux qui pleuraient un parent disparu. - Tout sauver, même les ruines, même les morts, voilà ce qu’il voulait ! m’a dit un légionnaire fou d’orgueil parce que ce héros était un Nord-Africain, comme lui.
Des héros - hommes, femmes, enfants - il y en eut beaucoup cette nuit là, à Orléansville. Européens, indigènes, ces mots n’avaient plus de sens. Une femme qui avait perdu ses deux enfants oubliait son propre malheur pour se porter au secours d’autres victimes.
L’hôpital - à peine achevé et doté du matériel le plus moderne - était détruit. Les chirurgiens et les médecins opéraient sur des tables dans la cour, à la lueur des torches et des projecteurs.
Des ombres passaient silencieuses. C’étaient des Arabes qui emmenaient l’un des leurs. Le culte musulman exige que le défunt soit enterré immédiatement après le décès. Tant d’hommes et de femmes ont été inhumés ainsi à Orléansville et dans tous les villages de la vallée - jusqu’à ce douar tragique de Beni-Rached dont les quatre cents habitants furent écrasés dans leurs gourbis - qu’on ne connaîtra sans doute jamais le nombre exact des victimes.
Quand M. Saiah Menouar, le député d’Alger, descendit d’avion vendredi, il apprit que seize membres de sa famille - dont deux de ses sœurs, trois tantes, une nièce et ses quatre enfants - avaient été tués. Toute sa famille habitait Beni-Rached.
L’épicentre du séisme, au dire des experts, était là. Ce qui se passa dans ce douar du être terrifiant. Aucun témoin n’a pu en faire le récit. Il n’y eut pas de survivants. Mais les témoignages abondent : ceux des gourbis rasés, de la route crevassée de lézardes, de la montagne éventrée, du torrent qui a jailli, comme un puits artésien, d’un creux de rocher.
M. Saiah Menouar est retourné à Beni-Rached. Il a vu tout cela, le tas de pierres qui fut la maison des siens, et tous ces gourbis, nivelés au ras du talus comme des tombes où vivaient ceux qu’il aimait. Il n’a pas eu une larme. Mais son visage ravagé, gris de souffrance, où brûlait le regard, était d’une fixité qui faisait peur.
Ce calme, ce silence presque terrifiants qui tombèrent des le lendemain, il fallait avoir vécu sans doute le cauchemar de la veille pour sentir ce qu’il représentait de force d’âme. « Quand les fous se sont enfuis en hurlant de l’asile - au moment où l’on opérait aux torches dans la cour de l’hôpital - j’ai cru que nous allions devenir fous nous-mêmes », m’a dit le sergent-chef Martinez, de la Légion.
Depuis, les scènes de cauchemar se succédèrent comme les séquences d’un film d’épouvante. Vendredi, tandis que Mgr Duval donnait l’absoute devant dix-huit cercueils alignés face à la salle de gymnastique transformée en chapelle ardente, des légionnaires et des pompiers d’Alger enjambaient les cercueils pour déposer à la morgue trois nouveaux corps qu’ils venaient de dégager des décombres de l’hôtel Baudoin.
L’horreur, c’est ce défilé sans fin d’hommes et de femmes piétinant dans le hall macabre où les morts, recroquevillés sous des couvertures militaires, ont l’air de clochards couchés dans un asile de nuit. Ces corps aux mâchoires broyées, au yeux pleins de terre, au crâne scalpé, il faut l’amour d’une femme, d’une mère ou d’une fille pour reconnaître et se pencher sur eux sans horreur.
Plus de 1.100 morts ? Mais qui pourra dire combien d’hommes, de femmes, d’enfants gisent encore sous les gravats de la cité foudroyée ? Aux heures torrides du jour, quand le soleil brûle et blesse, une odeur atroce monte de l’immense charnier qu’est Orléansville. Et pourtant tous les survivants de la catastrophe sont là. Aucun d’eux n’a voulu quitter sa ville. Toutes les maisons sont lézardées. La terre continue de trembler. Chaque jour on enregistre plusieurs spasmes. On en était hier au soixante-huitième. Une secousse plus forte que les autres peut jeter bas la nef de l’église, le minaret de la mosquée, la salle de la mairie où s’empilent les cercueils. Des centaine - des milliers de gens risquent encore à tout instant d’être broyés sous une nouvelle avalanche. Officiellement il est interdit de pénétrer dans un édifice public et même dans une maison. La nuit, ce règlement est observé et les 50.000 habitants d’Orléansville et des douars de la vallée du Cheliff couchent dans les jardins publics, les vergers, les orangeraies et les bois d’eucalyptus. Mais tout le jour le maire, les employés de la mairie et tous les administrés vont et viennent sous les plafonds obliques et les murs lézardés. Le curé retourne à son presbytère, les médecins à leur hôpital et les légionnaires à leur caserne. Pourtant la peur subsiste chez tous ces êtres qui ont vécu la nuit du cauchemar. Malgré la chaleur torride, l’Arabe lui-même ne marche plus à l’ombre courte des murs. Et la femme voilée de son seul œil découvert, observe avec crainte, du milieu de la chaussée, la façade éventrée de la Préfecture ou la nef béante de l’église Saint- Réparatus.
Mais qu’on ait besoin d’aide pour dégager un corps, l’homme, la femme qui passe - européenne ou indigène - accourt et se précipite dans la plus croulante des bâtisses.
Les deux draps qui ont permis aux cinéastes et au représentant de commerce de s’échapper des décombres de l’hôtel Baudoin pendent toujours aux balcons de la façade éventrée.
Les trois dernières victimes qu’on avait dégagées - quarante-six heures après la catastrophe - étaient un homme, un bébé de deux ans et un pigeon.
L’homme était mort. Le pigeon était blessé à la patte. L’enfant était vivant. Quels liens de parenté, de malheur, de hasard unissaient ces trois êtres ? On ne le saura sans doute jamais.
L’homme a été enterré avec la mention « inconnu » écrite à la craie sur son cercueil. Le pigeon est soigné par un légionnaire. Quant à l’enfant, dont on ignore l’identité, il est soigné dans un hôpital d’Alger.
Cet enfant du malheur - que personne n’a réclamé parce qu’il n’a plus personne au monde - a trouvé là un compagnon de misère : un petit garçon de sept ans, frappé de mutisme par l’horreur de la catastrophe, et qui, en douze secondes, a perdu toute sa famille.
L’un et l’autre observent les pigeons. Chaque fois que la terre va trembler - d’un bref frisson sans danger - tous les oiseaux s’envolent comme s’ils sentaient l’approche de la catastrophe.
Au milieu de l’après-midi du jeudi tragique - six heures avant le tremblement de terre - dans les faubourgs d’Orléansville, les pigeons tournèrent en rond au-dessus des aires sans vouloir se poser.
A 10 heures du soir, les vaches forcèrent les portes des étables et se ruèrent dans les champs. A minuit, tous les chiens se mirent à hurler à la mort. A 1 heure du matin - onze minutes avant le cataclysme - un sloughi ( lévrier algérien ) que sont maître voulait obliger à entrer dans la villa, lui échappa, franchit la palissade d’un bond et disparut. On ne le revit que le lendemain, hurlant devant les ruines de la maison où une partie de la famille avait péri.
Ce sont là les histoires que l’on conte, le soir, à Orléansville. La cité martyre, qui tue son chagrin en pansant ses plaies, veut oublier que le tremblement de terre de San Francisco n’avait fait que cinq cents victimes, et qu’elle est devenue une sorte de vedette du malheur.
Par Georges REYER.
El-Asnam, l'ancienne Orléansville , les pendules se sont arrêtées vendredi à 13 h 30. Ce vendredi, jour de repos des Musulmans, c’était l’heure de la prière, à la mosquée. L’heure aussi de rafraîchir dans les cafés de la place du marché. La télévision allait commencer ses programmes de retransmission des matches de football. Au centre para- médical, 300 jeunes élèves terminaient leurs déjeuner… C’est beaucoup plus tard que les survivants se rappelleront avoir entendu les chiens hurler à la mort et constaté la disparition totale des oiseaux, dix minutes avant le séisme. La secousse, accompagnée d’un terrible grondement, a duré quinze secondes. Quinze secondes pendant lesquelles toute une population a fui l’enfer de ces maisons qui s’écroulaient par quartiers entiers. Les mères tentaient de saisir leurs enfants pour se précipiter avec eux dans la rue. Beaucoup n’en ont pas eu le temps. Les murs de toute une ville se sont abattus sur des milliers de personnes.
Aussitôt, médecins, infirmiers, conducteurs d’engins et simples particuliers se sont portés en masse pour participer au sauvetage et à l’accueil des sinistrés. Le gouvernement a mis en place immédiatement un impressionnant dispositif de secours. Des convois d’ambulances, de matériels de travaux publics, ont commencé à sillonner les axes menant à la zone du séisme depuis Alger et Oran. Certains survivants avaient déjà échappé à un premier tremblement de terre en 1954. On avait déploré 1 300 victimes.
El-Asnam, si fière de son titre de ville la plus neuve d’Algérie - elle avait presque entièrement été reconstruite après 1954 et comptait avant le drame 120 000 habitants - est devenue une cité martyre, inhabitable à cent pour cent. Des immeubles entiers se sont écroulés, dans un horrible enchevêtrement de béton et de ferraille, d’autres maisons sont encore debout, mais fissurées, inutilisables. Ce sont les constructions récentes qui ont le moins bien résisté, même celles édifiées selon les normes antisismiques.
Le siège de la wilaya, le palais de justice, le nouvel hôpital, le commissariat de police se sont effondrés ainsi que l’hôtel Cheliff, ultramoderne et l’hôtel Baudoin, déjà rasé en 1954. Le marché couvert, la cité Hai Nasr où vivait 3 000 habitants, le seul immeuble de cinq étages d’El-Asnam, les Galeries algériennes, le centre paramédical ne sont plus q’un amas de ruines sous lequel sont ensevelies des centaines de victimes.
Tous les habitants d’El-Asnam et des environs, où la terre continue de trembler, vivent maintenant sous la tente ou en plein air. Dans la ville privée d’eau, d’électricité et de toutes ressources, l’armée distribue des vivres deux fois par jour. Du pain, du lait, du raisin et de l’eau minérale Saïda. Le premier choc passé, et sans attendre la décision
qui sera prise par le gouvernement algérien, les habitants sont unanimes : « Jamais, disent-ils, nous ne reviendrons habiter ici. El-Asnam sera désormais une ville fantôme. »
Samedi, 15 heures. Un peu plus de vingt-quatre heures après le séisme, une équipe de pompiers alertés par les chiens, découvre dans les décombres d’un immeuble de la rue des Martyrs une petite fille encore vivante. Elle souffre de blessures aux jambes. Tandis qu’on la transporte au lycée Es Salem, transformé en centre des soins immédiats, les pompiers continuent à creuser. Hélas, le frère et la mère de l’enfant, qu’ils parviennent à déterrer l’un après l’autre sont morts. Dans toute la ville, des scènes semblables se produisent, des mères, des pères hagards, cherchent leurs enfants. « Mon fils et mon fille jouaient ici quand ça s’est produit » dit l’un d’eux en montrant le toit d’un immeuble des trois étages qui est venu s’imbriquer dans une voiture. ….les sauveteurs ont réussit après des heures d’efforts….la voiture, il était trop… emmurés vivant, qui… pas trop gravement tout ont, selon les médecins, une semaine de chance de survie… suite, il faudra se résigner, dégager au bulldozer…moment-là seulement … El -Asnam pourra compter ses morts.
Deux jours après la catastrophe, 1 500 cadavres avaient été dégagés des décombres. Beaucoup d’entre eux n’ont pu être identifiés, ils étaient méconnaissables. Si aucun parent ne vient les réclamer, ils sont transportés à l’extérieur de la ville et enterrés dans des fosses communes. Les blessés sont dirigés immédiatement dans l’un des trois centres d’urgence installés dans la caserne, le stade et le lycée, ils y reçoivent les premiers soins avant d’être évacués vers les grands centres hospitaliers du pays, Alger, Oran et Miliana
Mais beaucoup n’ont même pas cette « chance » et restent des heures gémir avant de succomber. Ecrasé sous les décombres - du marché couvert - un homme, le bassin écrasé par une poutre de béton a hurlé pendant vingt- quatre heures. Lorsqu’on a enfin réussi à l’atteindre, il était mort. Trente-six heures après l’écroulement de la ville, les chiens des brigades spécialisées de sapeurs-pompiers de Brignolles et de Paris, sont parvenus à détecter des survivants emmurés sous des tonnes de gravats. Cinq d’entre eux ont pu être dégagés. Mais le plus souvent, les chiens ne repèrent malheureusement plus la présence, de cadavres.
Les corps enroulés dans des couvertures sont déposés au fond de la fosse, puis aspergés de chaux vive et recouverts par deux mètres de terre. La cérémonie ne dure que quelques secondes : il faut faire vite à cause des risques d’épidémies.
On n’a pas le temps d’identifier les morts
. Pour être dégagés, deux rescapés ont dû être amputés sur place, l’un des deux jambes, l’autre d’un bras.