L'homme était mort, le pigeon était blessé, l'enfant était vivant

Plus de 1.100 morts ? Mais qui pourra dire combien d’hommes, de femmes, d’enfants gisent encore sous les gravats de la cité foudroyée ? Aux heures torrides du jour, quand le soleil brûle et blesse, une odeur atroce monte de l’immense charnier qu’est Orléansville. Et pourtant tous les survivants de la catastrophe sont là. Aucun d’eux n’a voulu quitter sa ville. Toutes les maisons sont lézardées. La terre continue de trembler. Chaque jour on enregistre plusieurs spasmes. On en était hier au soixante-huitième. Une secousse plus forte que les autres peut jeter bas la nef de l’église, le minaret de la mosquée, la salle de la mairie où s’empilent les cercueils. Des centaine - des milliers de gens risquent encore à tout instant d’être broyés sous une nouvelle avalanche. Officiellement il est interdit de pénétrer dans un édifice public et même dans une maison. La nuit, ce règlement est observé et les 50.000 habitants d’Orléansville et des douars de la vallée du Cheliff couchent dans les jardins publics, les vergers, les orangeraies et les bois d’eucalyptus. Mais tout le jour le maire, les employés de la mairie et tous les administrés vont et viennent sous les plafonds obliques et les murs lézardés. Le curé retourne à son presbytère, les médecins à leur hôpital et les légionnaires à leur caserne. Pourtant la peur subsiste chez tous ces êtres qui ont vécu la nuit du cauchemar. Malgré la chaleur torride, l’Arabe lui-même ne marche plus à l’ombre courte des murs. Et la femme voilée de son seul œil découvert, observe avec crainte, du milieu de la chaussée, la façade éventrée de la Préfecture ou la nef béante de l’église Saint- Réparatus.

Par Georges REYER

Mais qu’on ait besoin d’aide pour dégager un corps, l’homme, la femme qui passe - européenne ou indigène - accourt et se précipite dans la plus croulante des bâtisses.

Les deux draps qui ont permis aux cinéastes et au représentant de commerce de s’échapper des décombres de l’hôtel Baudoin pendent toujours aux balcons de la façade éventrée.

Les trois dernières victimes qu’on avait dégagées - quarante-six heures après la catastrophe - étaient un homme, un bébé de deux ans et un pigeon.

L’homme était mort. Le pigeon était blessé à la patte. L’enfant était vivant. Quels liens de parenté, de malheur, de hasard unissaient ces trois êtres ? On ne le saura sans doute jamais.

L’homme a été enterré avec la mention « inconnu » écrite à la craie sur son cercueil. Le pigeon est soigné par un légionnaire. Quant à l’enfant, dont on ignore l’identité, il est soigné dans un hôpital d’Alger.

Cet enfant du malheur - que personne n’a réclamé parce qu’il n’a plus personne au monde - a trouvé là un compagnon de misère : un petit garçon de sept ans, frappé de mutisme par l’horreur de la catastrophe, et qui, en douze secondes, a perdu toute sa famille.

L’un et l’autre observent les pigeons. Chaque fois que la terre va trembler - d’un bref frisson sans danger - tous les oiseaux s’envolent comme s’ils sentaient l’approche de la catastrophe.

Au milieu de l’après-midi du jeudi tragique - six heures avant le tremblement de terre - dans les faubourgs d’Orléansville, les pigeons tournèrent en rond au-dessus des aires sans vouloir se poser.

A 10 heures du soir, les vaches forcèrent les portes des étables et se ruèrent dans les champs. A minuit, tous les chiens se mirent à hurler à la mort. A 1 heure du matin - onze minutes avant le cataclysme - un sloughi ( lévrier algérien ) que sont maître voulait obliger à entrer dans la villa, lui échappa, franchit la palissade d’un bond et disparut. On ne le revit que le lendemain, hurlant devant les ruines de la maison où une partie de la famille avait péri.

Ce sont là les histoires que l’on conte, le soir, à Orléansville. La cité martyre, qui tue son chagrin en pansant ses plaies, veut oublier que le tremblement de terre de San Francisco n’avait fait que cinq cents victimes, et qu’elle est devenue une sorte de vedette du malheur.

Par Georges REYER.