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  Il fallut au maréchal trois jours de marche pénible sous un soleil implaca-ble, dans ce pays sans ombre, pour atteindre le lieu appelé El-Esnam où il devait faire la jonction avec le Général Gentil qui, remontant la vallée du Chéliff en sens inverse, avait lui-même quitté Mostaganem quatre jours plus tôt, avec soixante-dix voitures et mille huit cents mulets.

  Le 26 avril donc, tout cet effectif, cette cavalerie, ce matériel nécessaire à l’établissement d'un nouveau camp, venaient, dans la poussière et le tumulte, se ranger sur les rives du Chéliff, sous les hautes berges rouges coupées en falaises, au-dessus desquelles des ruines romaines dormaient, d'un sommeil millénaire

  El-Esnam en arabe signifie les idoles. Sans doute les gens du pays avaient-ils reconnu dans ces ruines les vestiges de temples élevés à des dieux qui n'étaient pas le leur. Et bien qu'une basilique y ait été édifiée par la suite, sans doute au troisième ou au plus tard au quatrième siècle, la création du camp romain remonte bien à la période païenne de l’Empire.

   Peu de villes disparues sont restées aussi mystérieuses pour nous que cette ville romaine dont on ne sait pas le nom avec certitude, de la fondation de laquelle on ignore tout, et dont on ne connaît avec précision que deux dates : 324, celle de l'érection de sa basilique, et 473, celle de la mort de son évêque Réparatus.

  On admet pourtant que cette ville était Castellum Tingitanum. Plusieurs indices, plusieurs raisons – et la principale que l’on ne peut situer nulle part ailleurs qu’à El-Esnam, cette ville de Maurétanie Tingitane qui a bien existé à soixante-douze milles romains de Miliana – permettent de le supposer.

  Castellum Tingitanum aurait été fondée au premier siècle de notre ère. C’était un «opidum », une sorte de forteresse rectangulaire percée de portes, flanquée de tours, autour de laquelle une petite ville d’anciens militaires avait dû se former. Située à un nœud de communications, celles reliant entre elles toutes les Maurétanies (1) et celles allant du Mons Anchorarium (2) à l’ancienne ville phénicienne de Cartenne (3), elle fut semble-t-il, assez rapidement prospère : on a retrouvé à proximité les restes d’un temple, les vestiges d’une voirie urbaine, des aires à blé, une tuerie, des moulins et enfin surtout, les traces d’une basilique qui est l’église chrétienne la plus ancienne authentiquement datée de toute l’Afrique.

  C’est tout ce que l’on sait de Castellum Tingitanum et que cette ville un jour disparut. Quand ? Vraisemblablement à la fin du cinquième siècle. Comment ? La chose est aussi mystérieuse que le reste de son histoire. Une légende veut qu’elle ait été détruite à cette époque par un tremblement de terre. La chose n’est pas impossible : les ruines peuvent laisser supposer que la destruction a saisi la ville en pleine vie, plutôt qu’elle ne sait éteinte par l’abandon ou par la désertion de ses habitants. Mais il est vrai que le pays qui avait vu s’édifier Castellum Tingitanum était devenu, à la chute de l’Empire romain une région de luttes, de révoltes et d’insécurité, et plusieurs fois, à partir de cette époque, le passage du flux et du reflux de l’histoire.

(1) La province d’Afrique était divisée par l’Administration romaine en Maurétanie Césarienne, capitale Césarée «plus tard Cherchell », et en Maurétanie Tingitane, capitale Tanger. Cette dernière Maurétanie fut elle-même divisée plus tard en Maurétanie Césarienne et en Maurétanie Sétifienne.

(2) Ouarsenis.

(3) Ténès.