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   Le lendemain de son arrivée, le Maréchal avait tenu à prendre contact avec les notables dont la plupart étaient venus spontanément au-devant de lui. Toute la journée ç’avait été un défilé ininterrompu de visiteurs. Des monts de Béni-Rached et de Medjadja, qui abritaient les seuls petits villages de toute la région, de Guerboussa, ces brillants cavaliers étaient descendus avec leur escorte. Si Hadj Ahmed ben Salah ben Bouali (l), Si Saiah Kaddour ben Hamed (2), Si Henni ben Mohmmed (3) et bien d’autres encore qui devaient jouer un grand rôle dans l’administration du pays. C’était des gens sobres. Le trait principal de leur caractère était une sorte de simplicité toute biblique faite de noblesse et de dignité ; mais le petit peuple se pressait sur leur passage, posait ses lèvres sur leurs mains, leur manche, ce qu'il pouvait saisir de leur personne ; les chevaux étaient leur seul luxe ; ils apportaient à leur choix et à leur entretien un amour qui éclatait dans la richesse de leurs selles brodées de Tlemcen.

  Le Maréchal les avait reçus sous sa tente, Le soir, toutes les formules de politesse avaient été épuisées, les grâces et les bénédictions du ciel attirées de part et d'autre sur les visiteurs, leurs hôtes et sur leur postérité respective, mais aucune question de terrain n'avait été résolue et aucune n’aurait d'ailleurs pu l'être. La situation juridique des terres était en effet si compliquée que les Arabes eux-mêmes s'y perdaient et ç'avait été pour eux, de tous temps, une source de «chicaias » et de querelles tenaces (4). Aussi, fut-il convenu que ces questions épineuses seraient réglées plus tard; en attendant les arrivants s’installeraient sur les terres du Beylick (5).

   Le camp établi, il restait encore à se préoccuper de son approvisionnement. Or, en 1843, en l'absence de toutes voies de communication, c'est par mer que la garnison d'El-Esnam pouvait être le plus facilement ravitaillée, mais il fallait pour cela ouvrir aux «araba » la route de la côte. C'est ce que fit le Maréchal Bugeaud qui, ayant quitté la vallée du Chéliff le 29 avril, arriva à Ténès le ler mai.

  A cette époque, les courants commerciaux nord-sud ou sud-nord étaient plus fréquentés que les courants transversaux entre l'Oranie et l'Algérois. Aussi, la piste reliant à Ténès la vallée du Chéliff était-elle plus praticable que celle que l'expédition avait empruntée une semaine auparavant pour atteindre El-Esnam. Mais encore fallut-il l'élargir à coup de mines et au pic, à même le roc.

   Ténès était à cette époque une petite ville commerçante dont le port était jalonné naturellement par des rochers. Bien que sommaire, c'était toutefois un hiver suffisant au moins pour les barques, et si les navires à vapeur devaient se contenter de rester à proximité de la côte, le transbordement des marchandises pouvait se faire sans trop de difficultés lorsque la mer n'était pas agitée.

   Dès les premiers mois de son installation, le Colonel De Saint-Arnaud devait demander les crédits nécessaires à la construction du port. Il fallait huit millions à cette époque !... Le port fut effectivement aménagé. Il devait par la suite rendre à la ville voisine qui allait naître dans le Chéllif, les plus grands services. C'est par Ténès que tous les dix jours devait arriver et partir le courrier.

  C'est par Ténès, sans doute aussi, que partirent les premières dépêches de Bugeaud, rendant compte au Maréchal Soult, Ministre de la Guerre, de l'installation du camp d'El-Esnam.

  La nouvelle dut être accueillie à Paris avec enthousiasme car la réponse ne se fit pas attendre. Par décision du Ministre de la Guerre, en date du 16 mai 1843, le camp d'El-Esnam devait prendre le nom d'Orléansville.

   Orléansville n’était pas encore une ville; Orléansville n’était pas encore une commune; mais le 16 mai 1843, Orléansville était née et elle portait le nom du fils du Roi.* Ancien sous préfet à Orléansville (1954).

1) Qui fut le premier agha de l’Ouarsnis et dont descend la famille Benbouali.

(2) Si Saïah Kadour Ben Mohamed fut tué par des hommes de Bou Maza qui l’avait attiré dans un guet-opens, dans l’Ouarsenis, à l’occasion d’une noce dans la famille de l’agha Ben Bouali. C’est de luis que par les femmes descendent tous les Saïah de Beni Rached et d’Oued-Fodda.

(3) A la mort de Si Saïah Kaddour, son cousin, Si Henni, fut nommé Caïd des Medjadjas. C’est de lui que descendent tous les Saiah de Medjadjas et la famille Bouthiba.

(4) Une des causes permanentes qui divisent et agitent les Arabes, dit un rapport de l’époque, c’est l’incertitude des limitent qui séparent les diverses parties du territoire. Le vieux Caïd des Beni-Merzoug, interrogé sur le point de savoir comment il se faisait qu’un vaste terrain, situé entre sa tribu et celle de Beni-Mcnaa, restait toujours sans culture, répondit que de temps immémorial ce champ funèbre n’avait été ensemencé que de leurs cadavres. »

(5) Biens des Domaines. La plus grande partie du sol, meme cultivable était en friche et appartenait soit à des confréries religieuses, soit à l’Etat, soit à des tribus. La confiscation des biens beylicaux bien de l’Etat), fut étendue en partie à ceux des confréries Habous} dans de mains mortes ;les biens des tribus (arch) et la propriété privée (melk), qui était exceptionnelle, ne furent touchés que moyennant compensation. »