C'est un fait d'observation courante que le Cheliff, bien que le plus long des oueds algériens, possède également un régime très irrégulier. Notre but est de mesurer tout d'abord l'ampleur de cette irrégularité dans une région donnée - (cette région est la plaine du Cheliff, entre le barrage de Pontéba à l'Est et celui de Charon à l'Ouest) - et ensuite d'en déterminer si possible les causes avec quelque précision. Avant toute chose il paraît utile de donner certains chiffres moyens qui serviront de base pour apprécier et ensuite expliquer les irrégularités.
L'abondance moyenne d'un cours d'eau s'exprime par son module, c'est-à-dire " la moyenne à la seconde de tous les débits de l'année", Au barrage de Pontéba, pour la courte période envisagée, ce module atteint 21 m3, ce qui correspond à plus de 23 m3 à la seconde à Charon. Mais sur l'ensemble de la période 1923-1935 au barrage de Charon, le module tombe à 18 m3, soit un débit très faible pour un cours d'eau de 700 kilomètres.
Au cours de la période 1923-1935, au barrage de Charon, le Cheliff a charrié une moyenne de 550 millions de m3 d'eau, ce qui ne représente qu'une faible partie de l'eau tombée dans son bassin comme le prouve le calcul de son Coefficient d'écoulement. Pour ce calcul nous ne disposons malheureusement que de la superficie du bassin versant au barrage de Pontéba. Aussi, bien que nous ne possédions que de peu de chiffres de débit, il nous faut calculer le coefficient d'écoulement au barrage de Pontéba. Voici les chiffres sur lesquels nous nous basons :
- Débit total annuel: 743.994.084 m3.
- Superficie du bassin: 19.150 km2.
- Quantité annuelle moyenne des pluies tombées pendant les années correspondant aux observations de débit: 502 m/m (moyenne de 20 stations réparties dans le bassin considéré).
D'où le calcul: Volume d'eau tombée : 0,5 X 19,150.000.000 m2 = .575.000,000 m3
Coefficient : 744
_____
9.575 __
__ 7,7 %
Ce chiffre très, faible s'explique par l'importance de l'évaporation.
(1) Les observations précises manquent pour permettre l'étude du régime du Cheliff pendant une très longue période. Toutefois nous avons pu nous procurer les chiffres détaillés des débits à Pontéba en 1927, 1928, 1929, 1930 et 1932, et à Charon de 1923 à 1935. Cette dernière période surtout est intéressante à considérer malgré le manque d'observations en 1928, année pendant laquelle le barrage de Charon, très endommagé par les crues de 1927, étant soumis à des réparations, les calculs de débit n'ont pu avoir lieu. C'est sur l'ensemble de ces chiffres que se basent nos conclusions.
Les figures 1,2 et 3 montrent pour une période de 13 années les variations des débits minima, moyens et maxima à la seconde à Charon. La courbe du débit maximum présente de remarquables irrégularités: alors qu'en 1926 le débit évalué en mètres cubes-seconde est de 81,433, il s'élève en 1927 à 1.077 ; en 1929 nous notons 535,360 et en 1930 le chiffre prodigieux de 4.192 mètres cubes-secondes. Entre 1924 et 1930, le rapport des débits maxima est de 1/68. La moyenne du débit maximum au cours de cette période étant de 100 m3, nous voyons que sur 12 années, 3 dépassent de beaucoup cette moyenne et 9 ne l'atteignent pas. A Charon le débit surpasse en général celui de Pontéba par suite évidemment de l'apport des affluents que le Cheliff reçoit entre Pontéba et Charon.
La courbe du débit moyen présente un dessin semblable à celle du débit maximum, mais l'importance des irrégularités est bien moindre: l'écart maximum réalisé entre deux années (1926 et 1934) atteint en mètres cubes-seconde : 45.517, ce qui donne pour ces deux observations un rapport de 1/13. Il y a toujours 3 années au-dessus de la moyenne et 9 au-dessous.
La courbe du débit minimum ne s'apparente guère à celle du délit maximum: elle présente des irrégularités moins accusées. La moyenne du minimum étant de 1 m3 280 seulement 4 points sont encore au-dessus de la moyenne, mais le rapport entre les deux observations extrêmes 1/17, est voisin de celui évalué pour le module et de 1923 à 1929 le débit se maintient entre 247 et 825 litres-seconde. Il y a donc dans les minima une régularité que nous ne trouvons point dans les maxima ni même dans les modules.
Les courbes l et 3 montrent, d'autre part, qu'il n'y a qu'une imparfaite relation entre les années de maxima importants et celles où les minima sont peu accusés.
Nous retrouvons les mêmes irrégularités que dans les débits à la seconde. Quelques chiffres, par exemple, pour les débits annuels: alors qu'en 1926, l'Oued charrie 60 millions de mètres cubes d'eau, en 1927, il roule 1.332.000.000 de m3 et en 1934, 1.551.000.000 soit entre 1926 et 1934, un rapport de 1/26. Mêmes constatations pour les débits journaliers: janvier 1928, voit le débit du Cheliff décupler du 10 au 11. La variation des débits mensuels est encore plus intéressante, car elle traduit le mouvement général des eaux dans la plaine d'Orléansville (fig. 4).
Nous retrouvons nettement, comme dans tous les oueds, l'opposition marquée entre la période des crues et celle des maigres: de juillet à décembre, le rapport des débits est de 1 à 30. La période de maigres s'étend sur une grande partie de l'année: 8 mois sur 12 ont un débit au-dessous de la moyenne. En 4 mois (décembre, janvier, février, mars) le Cheliff à Charon roule les 7/9 de l'eau qui s'écoulera dans toute l'année.
Dans le détail cette irrégularité se confirme : ni la période sèche, ni la période humide ne sont représentées par une courbe régulière. D'avril à juillet, le débit ne baisse pas régulièrement pour remonter ensuite. Un petit palier existe entre avril et mai ainsi qu'une remontée des eaux en septembre suivie d'une chute en octobre. Au cours de la saison des crues même irrégularité: les eaux atteignent leur niveau le plus élevé en décembre, mais ensuite elles ne baissent pas progressivement: par rapport au mois de février, le mois de mars présente un maximum très apparent.
Telles sont les principales irrégularités du Cheliff dont il nous reste maintenant à rechercher la cause.
Il est évident que les conditions climatiques locales interviennent pour expliquer le régime du Cheliff, tel que nous venons de le voir: dans l'ensemble (fig. 4), la saison des maigres correspond à la saison sèche et la saison des crues à celle des pluies. Mais les pluies locales ne sont qu'un des éléments du régime et non le plus important.
Interviennent d'abord, avec un rôle nettement prépondérant les stations de montagne (Zaccar, Dahra, Ouarsenis) (fig. 5) : tous les maxima de débit correspondant à de fortes pluies sur les systèmes montagneux qui bordent la plaine du Cheliff. Par suite des fortes pentes et de l'absence fréquente de végétation, l'eau s'écoule rapidement vers la vallée et détermine les montées brusques si caractéristiques du régime. Ce sont surtout les montagnes du Nord qui à cet égard ont une influence capitale : frappées les premières par les vents humides, elles reçoivent, en effet, les précipitations les plus abondantes.
Après les pluies de montagne le premier rôle appartient à celles qui tombent dans la vallée du Cheliff en amont de la région considérée (fig. 5). Quant aux pluies du Sud (Sersou et hauts plateaux), contrairement à une opinion répandue dans la région, elles viennent seulement renforcer le mouvement général des eaux, ne jouant dans l'ensemble qu'un rôle secondaire.
Le régime du Cheliff dans la plaine d'Orléansville, nous apparaît donc comme le résultat de la combinaison de divers phénomènes pluviométriques qui seraient par ordre d'importance:
Les pluies des régions montagneuses du Nord (Zaccar, Dahra) ; Les' pluies des régions montagneuses du Sud (Ouarsenis) ; Les pluies de la plaine du Cheliff en amont de Pontéba ; Les précipitations locales ; Les précipitations dans le Sersou et les Hauts-Plateaux.
Dans toutes ces régions on note la même sécheresse accusée de la saison chaude: d'où les maigres. Dans toutes également la saison pluvieuse est l'hiver: d'où les crues. Les plus importantes de celles-ci s'expliquent par la concordance de maxima pluviométriques dans toutes les zones dont les eaux alimentent le Cheliff. Si les pluies sont localisées, on assiste seulement à une montée normale; si, par hasard, des précipitations abondantes s'étendent à tout le bassin du Cheliff, la crue devient catastrophique comme cela se produisit en décembre 1930.
Elle constitue un résumé saisissant de tout ce que nous venons de voir sur les irrégularités du régime et ses éléments constitutifs. C'est la crue la plus extraordinaire qu'ait connue la région depuis l'occupation française : auparavant on signalait comme importante la crue de décembre 1877 pendant laquelle le Cheliff avait atteint dans la région un débit de 1.448 mètres cubes. La crue de 1930 devait largement dépasser ce chiffre.
Le mois de Novembre avait été particulièrement sec dans la plaine d'Orléansville puisque le pluviomètre marquait 3 m/m 4 dans l'agglomération elle-même ; 1,5 à Ard EI-Beïda et 2 à Malakoff, soit une moyenne inférieure à 2 m/m 5 (moyenne normale d'Orléansville pour ce mois: 64 m/m). La sécheresse sévissait également dans le reste du bassin: dans la plaine la moyenne d'Oued Fodda, les Attafs, Rouina, Kherba et Affreville donnait moins de 5m/m ; les cinq stations de montagne de Fromentin, Miliana, Molière, El-Nouadeur et Taza (Est de Teniet EI-Haad) recevaient en moyenne à peine 6 m/m chacune; dans le Sud la sécheresse était encore plus accusée puisque les cinq stations de Hardy, Rechaïga, Chellala, Aïn Radja et Anou ne recevaient pas en tout 1m/m de pluie. Aussi à Pontéba, le Chéliff roulait 1.370 à 1.390 litres-seconde, à peu près le débit du mois d'août. Décembre vint n'apportant d'abord aucune modification et, jusqu'au 19, le Cheliff écoule moins de 1 m3 500 à la seconde. C'est la plus effrayante sécheresse d'hiver qui se puisse relever dans l'histoire du Cheliff. Elle fut suivie de la plus formidable des crues.
Le 18 décembre le Cheliff roule à Pontéba 1 m3 470 ; le 21 son lit n'est plus assez large pour contenir les 2.700 m3 d'eau boueuse qui cherchent à s'écouler; à Charon l'oued atteindra le débit prodigieux de 4.192 m3 et sa vitesse d'écoulement sera de beaucoup supérieure à celle du Nil en temps de crue. En 24 heures il passe à Pontéba 200 millions de m3 d'eau, alors que certaines années le débit total n'atteint pas 100 millions de m3. L'inondation est générale, causant des dégâts considérables ; à Orléansville le pont cède sous la poussée de l'eau.
A quoi attribuer cette crue si rapide ? A la quantité formidable d'eau qu'en moins de 10 jours le ciel a déversé sur tout le bassin du Cheliff : les moyennes de décembre, malgré la sécheresse des premiers jours, en sont une preuve. Voici des chiffres (remarquons que, par ordre d'importance, chacune des régions a bien la place que nous lui avons assignée dans l'étude du régime) :
- Montagnes du Nord, 377 m/m en une moyenne de 12 jours.
- Montagnes du Sud, 220 m/m en une moyenne de 14 jours.
- Plaine du Cheliff en amont de Pontéba, 170 m/m en une moyenne de 9 jours.
- Plaine d'Orléansville, 100 m/m en une moyenne de 12 jours.
- Sersou et Hauts-Plateaux, 77 m/m en une moyenne de 12 jours.
La crue fut aussi rapide que violente: le 24, le Cheliff à Pontéba ne roulait plus que 769 m3 à la seconde et 90 le 30. Les pluies se poursuivant pendant le mois de janvier, les eaux remontèrent à nouveau, mais sans jamais atteindre les chiffres de décembre. La crue extraordinaire était passée.