Le 23 avril 1843, à l'aube d'une journée qui s'annonçait magnifique, une colonne de six bataillons de marche et de trois cents cavaliers, ayant à leur tête le Maréchal Bugeaud, Gouverneur Général de l'Algérie, quittait Miliana pour descendre la Vallée du Chéliff, L’expédition était accompagnée de cent vingt de ces voitures à deux roues appelées «araba » et de près de quatre cents mulets chargés de tentes, de vivres, de bois et d’ustensiles de toutes sortes
Sur les pentes du mont Zaccar, cela faisait une file interminable dont la tête était déjà dans la plaine alors que l’arrière garde ne s'était pas encore mise en branle. Les pluies, cet hiver-là, avaient été suffisantes ; la terre était encore molle et couverte sur les hauteurs de diss ; de cistes, et de lentisques, de pins et d’oliviers sauvages qui faisaient à la montagne une parure resplendissante dans le ciel clair.
Mais bientôt une terre lourde, rouge, semée de touffes innombrables de hautes asphodèles, d'oignons sauvage et de palmiers nains, vint remplacer ce maquis épineux : toute la colonne s'était engagée dans la vallée du Chéliff dont elle suivait le cours sinueux et jaune, se dirigeant vers le Moghreb, l’Occident.
A cette époque, la vallée du Chéliff était presqu’entièrement inculte et inhabitée. Aussi loin que s’étendit la vue, on n’y voyait aucune demeure, aucun village. C’est ce qui a fait écrire au Colonel de Saint-Arnaud que c’était «un grand désert » (1). Pourtant chaque année, au printemps après avoir été pendant l’hiver un……, une plaine balayée par les vents, avant de redevenir chaque été le royaume brûlé de la soif et de la désolation à l’atmosphère surchauffée, irrespirable, ce désert se métamorphosait pendant trois mois. Brusquement, il se transformait en un tapis de verdure émaillé de fleurs, et sur les bords de l’oued, sous les hautes berges, éclataient des buissons d’aloès, de tamaris et de jujubiers qui étaient le séjour préféré des vanneaux et des bécassines. La plaine s'animait et se clairsemait de tentes ; elle devenait le lieu de passage de tribus qui remontaient du sud, quelquefois comme les Arbaa, de très loin ; les habitants des montagnes voisines y descendaient eux-mêmes aussi bien pour y faire paître leurs troupeaux ; pour s'y employer comme «khammes » ou comme «mekariin »(2), que pour y attendre les récoltes de quelques champs (3) et que pour commercer avec les nomades.
Ceux-ci apportaient du sud dans le Tell, du sel, des dattes, des moutons et surtout une grande variété de tissus de laine, de poil de chèvres ou de chameaux : haïk, zorbia, tellis ou amara, et, en échange, ils faisaient des moissons de gros achats de blé et d’orge. Leurs chameaux repartaient engraissés, mais chargés comme ils étaient venus.
(1)« Un désert dans le grand désert de la plaine », écrivait d’Orléansville, en 1843, le Colonel de Saint-Arnaud. Mais le Maréchal Bugeaud, qui avait déjà traversé la région au printemps de 1842, avait écrit au Ministre de la Guerre que cette vallée était «comparable aux plus belles parties de la vallée de la Loire, de la Garonne et de la Seine et serait, dans un demi-siècle, l’un des plus beaux pays du monde ».
(2) Serviteurs ou moissonneurs.
(3) Dans toute l’Algérie, les indigènes ensemençaient 900.000hectares en 1856 ; ils en emblavent aujourd’hui en moyenne 2.500.000. Dans la région d’Orléansville, ils ne cultivaient pas 20.000 hectares.
Il fallut au maréchal trois jours de marche pénible sous un soleil implaca-ble, dans ce pays sans ombre, pour atteindre le lieu appelé El-Esnam où il devait faire la jonction avec le Général Gentil qui, remontant la vallée du Chéliff en sens inverse, avait lui-même quitté Mostaganem quatre jours plus tôt, avec soixante-dix voitures et mille huit cents mulets.
Le 26 avril donc, tout cet effectif, cette cavalerie, ce matériel nécessaire à l’établissement d'un nouveau camp, venaient, dans la poussière et le tumulte, se ranger sur les rives du Chéliff, sous les hautes berges rouges coupées en falaises, au-dessus desquelles des ruines romaines dormaient, d'un sommeil millénaire
El-Esnam en arabe signifie les idoles. Sans doute les gens du pays avaient-ils reconnu dans ces ruines les vestiges de temples élevés à des dieux qui n'étaient pas le leur. Et bien qu'une basilique y ait été édifiée par la suite, sans doute au troisième ou au plus tard au quatrième siècle, la création du camp romain remonte bien à la période païenne de l’Empire.
Peu de villes disparues sont restées aussi mystérieuses pour nous que cette ville romaine dont on ne sait pas le nom avec certitude, de la fondation de laquelle on ignore tout, et dont on ne connaît avec précision que deux dates : 324, celle de l'érection de sa basilique, et 473, celle de la mort de son évêque Réparatus.
On admet pourtant que cette ville était Castellum Tingitanum. Plusieurs indices, plusieurs raisons – et la principale que l’on ne peut situer nulle part ailleurs qu’à El-Esnam, cette ville de Maurétanie Tingitane qui a bien existé à soixante-douze milles romains de Miliana – permettent de le supposer.
Castellum Tingitanum aurait été fondée au premier siècle de notre ère. C’était un «opidum », une sorte de forteresse rectangulaire percée de portes, flanquée de tours, autour de laquelle une petite ville d’anciens militaires avait dû se former. Située à un nœud de communications, celles reliant entre elles toutes les Maurétanies (1) et celles allant du Mons Anchorarium (2) à l’ancienne ville phénicienne de Cartenne (3), elle fut semble-t-il, assez rapidement prospère : on a retrouvé à proximité les restes d’un temple, les vestiges d’une voirie urbaine, des aires à blé, une tuerie, des moulins et enfin surtout, les traces d’une basilique qui est l’église chrétienne la plus ancienne authentiquement datée de toute l’Afrique.
C’est tout ce que l’on sait de Castellum Tingitanum et que cette ville un jour disparut. Quand ? Vraisemblablement à la fin du cinquième siècle. Comment ? La chose est aussi mystérieuse que le reste de son histoire. Une légende veut qu’elle ait été détruite à cette époque par un tremblement de terre. La chose n’est pas impossible : les ruines peuvent laisser supposer que la destruction a saisi la ville en pleine vie, plutôt qu’elle ne sait éteinte par l’abandon ou par la désertion de ses habitants. Mais il est vrai que le pays qui avait vu s’édifier Castellum Tingitanum était devenu, à la chute de l’Empire romain une région de luttes, de révoltes et d’insécurité, et plusieurs fois, à partir de cette époque, le passage du flux et du reflux de l’histoire.
(1) La province d’Afrique était divisée par l’Administration romaine en Maurétanie Césarienne, capitale Césarée «plus tard Cherchell », et en Maurétanie Tingitane, capitale Tanger. Cette dernière Maurétanie fut elle-même divisée plus tard en Maurétanie Césarienne et en Maurétanie Sétifienne.
(2) Ouarsenis.
De l’instabilité des civilisations ou de l’instabilité de la terre, on ne sait laquelle eut raison de Castellum Tingitanum.
Si, parmi les hommes du Maréchal Bugeaud, l’un ou l'autre, au soir de la rude étape qui les avait conduits à El-Esnam, s’est senti l’âme romantique, il aura pu méditer sur ces ruines au-dessus desquelles le nouveau camp allait être établi. C'est ce que fit, à quelque temps de là, le Colonel de Saint-Arnaud qui écrivait: « Nous vivons sur une ville romaine et nos tuniques mesquines flottent au même vent qui agitait ces amples tuniques romaines si nobles ».
Le 27 avril 1843, dans la fraîcheur du petit jour, les colonnes brisées, les pierres vénérables qui avaient dormi en silence pendant treize siècles, furent tout étonnées de se réveiller au son d’un clairon.
Sans perdre de temps, le Maréchal Bugeaud délimita, le jour même, sur un vaste rectangle indiqué par les ruines l'emplacement de la future garnison. Il investit le Colonel Cavaignac du Commandement de la place, fit, reconnaître le pays par des patrouilles dans toutes les directions.
El-Esnam était au confluent de l'Oued Tsighaout et du Chéliff. A cet endroit, la plaine pouvait avoir, d'après une description de l’époque, cinquante lieues de longueur sur sept a huit de large, ouverte vers l’Ouest, elle était limitée au Nord derrière une colline d'un rouge extraordinairement vif qui faisait ressortir toute sa splendeur du paysage, par les croupes molles des monts de Medjadja aux flancs ravinés de profonds sillons, au sud par les premiers contreforts d'un massif puissant dont le pic lointain se devinait à l’horizon. Aucune maison. Mais en bordure de la plaine, auprès de tentes éparses qui faisaient çà et la des taches sombres, paissaient des troupeaux paisibles quelques chameaux.
Beaucoup des habitants du pays vivaient encore sous la tente, et même lorsqu’ils habitaient ces petites maisons de pisé, couvertes de «diss » que l'on appelle «gourbis » ils les abandonnaient à la belle saison pour suivre leurs troupeaux (1). Même cultivateurs, ils n’étaient jamais tout à fait sédentaires, ils se déplaçaient, dans un faible rayon il est vrai, deux ou trois fois par an. En cette saison, ils abandonnaient les vergers et les jardins de leurs montagnes et, de Medjadja, de Beni –Rached, du Dahra ou de l'Ouarsenis, ils descendaient dans la plaine commercer avec les nomades qui, venant du Sud, effectuaient des mouvements d'une beaucoup plus grande amplitude
Nos troupes les connaissaient déjà, les Ouled Kosseïr et les Sindjess en particulier, qui avaient jusqu'alors été les plus turbulents. Quant à la grande famille des Medjadja qui, aux siècles passés, avait toujours tenu tête aux Turcs et avait acquis un grand prestige à la ronde, elle était tout de suite devenue notre amie.
(1) D’après une étude de l’époque, il y avait dans la région d’Orléansville, 933 tentes pour 716 gourbis, à Béni-Rached, 107 tentes et 283 gourbis, aux Béni-Derdjine, 133 tentes et 42 gourbis, etc…
Le lendemain de son arrivée, le Maréchal avait tenu à prendre contact avec les notables dont la plupart étaient venus spontanément au-devant de lui. Toute la journée ç’avait été un défilé ininterrompu de visiteurs. Des monts de Béni-Rached et de Medjadja, qui abritaient les seuls petits villages de toute la région, de Guerboussa, ces brillants cavaliers étaient descendus avec leur escorte. Si Hadj Ahmed ben Salah ben Bouali (l), Si Saiah Kaddour ben Hamed (2), Si Henni ben Mohmmed (3) et bien d’autres encore qui devaient jouer un grand rôle dans l’administration du pays. C’était des gens sobres. Le trait principal de leur caractère était une sorte de simplicité toute biblique faite de noblesse et de dignité ; mais le petit peuple se pressait sur leur passage, posait ses lèvres sur leurs mains, leur manche, ce qu'il pouvait saisir de leur personne ; les chevaux étaient leur seul luxe ; ils apportaient à leur choix et à leur entretien un amour qui éclatait dans la richesse de leurs selles brodées de Tlemcen.
Le Maréchal les avait reçus sous sa tente, Le soir, toutes les formules de politesse avaient été épuisées, les grâces et les bénédictions du ciel attirées de part et d'autre sur les visiteurs, leurs hôtes et sur leur postérité respective, mais aucune question de terrain n'avait été résolue et aucune n’aurait d'ailleurs pu l'être. La situation juridique des terres était en effet si compliquée que les Arabes eux-mêmes s'y perdaient et ç'avait été pour eux, de tous temps, une source de «chicaias » et de querelles tenaces (4). Aussi, fut-il convenu que ces questions épineuses seraient réglées plus tard; en attendant les arrivants s’installeraient sur les terres du Beylick (5).
Le camp établi, il restait encore à se préoccuper de son approvisionnement. Or, en 1843, en l'absence de toutes voies de communication, c'est par mer que la garnison d'El-Esnam pouvait être le plus facilement ravitaillée, mais il fallait pour cela ouvrir aux «araba » la route de la côte. C'est ce que fit le Maréchal Bugeaud qui, ayant quitté la vallée du Chéliff le 29 avril, arriva à Ténès le ler mai.
A cette époque, les courants commerciaux nord-sud ou sud-nord étaient plus fréquentés que les courants transversaux entre l'Oranie et l'Algérois. Aussi, la piste reliant à Ténès la vallée du Chéliff était-elle plus praticable que celle que l'expédition avait empruntée une semaine auparavant pour atteindre El-Esnam. Mais encore fallut-il l'élargir à coup de mines et au pic, à même le roc.
Ténès était à cette époque une petite ville commerçante dont le port était jalonné naturellement par des rochers. Bien que sommaire, c'était toutefois un hiver suffisant au moins pour les barques, et si les navires à vapeur devaient se contenter de rester à proximité de la côte, le transbordement des marchandises pouvait se faire sans trop de difficultés lorsque la mer n'était pas agitée.
Dès les premiers mois de son installation, le Colonel De Saint-Arnaud devait demander les crédits nécessaires à la construction du port. Il fallait huit millions à cette époque !... Le port fut effectivement aménagé. Il devait par la suite rendre à la ville voisine qui allait naître dans le Chéllif, les plus grands services. C'est par Ténès que tous les dix jours devait arriver et partir le courrier.
C'est par Ténès, sans doute aussi, que partirent les premières dépêches de Bugeaud, rendant compte au Maréchal Soult, Ministre de la Guerre, de l'installation du camp d'El-Esnam.
La nouvelle dut être accueillie à Paris avec enthousiasme car la réponse ne se fit pas attendre. Par décision du Ministre de la Guerre, en date du 16 mai 1843, le camp d'El-Esnam devait prendre le nom d'Orléansville.
Orléansville n’était pas encore une ville; Orléansville n’était pas encore une commune; mais le 16 mai 1843, Orléansville était née et elle portait le nom du fils du Roi.* Ancien sous préfet à Orléansville (1954).
1) Qui fut le premier agha de l’Ouarsnis et dont descend la famille Benbouali.
(2) Si Saïah Kadour Ben Mohamed fut tué par des hommes de Bou Maza qui l’avait attiré dans un guet-opens, dans l’Ouarsenis, à l’occasion d’une noce dans la famille de l’agha Ben Bouali. C’est de luis que par les femmes descendent tous les Saïah de Beni Rached et d’Oued-Fodda.
(3) A la mort de Si Saïah Kaddour, son cousin, Si Henni, fut nommé Caïd des Medjadjas. C’est de lui que descendent tous les Saiah de Medjadjas et la famille Bouthiba.
(4) Une des causes permanentes qui divisent et agitent les Arabes, dit un rapport de l’époque, c’est l’incertitude des limitent qui séparent les diverses parties du territoire. Le vieux Caïd des Beni-Merzoug, interrogé sur le point de savoir comment il se faisait qu’un vaste terrain, situé entre sa tribu et celle de Beni-Mcnaa, restait toujours sans culture, répondit que de temps immémorial ce champ funèbre n’avait été ensemencé que de leurs cadavres. »
(5) Biens des Domaines. La plus grande partie du sol, meme cultivable était en friche et appartenait soit à des confréries religieuses, soit à l’Etat, soit à des tribus. La confiscation des biens beylicaux bien de l’Etat), fut étendue en partie à ceux des confréries Habous} dans de mains mortes ;les biens des tribus (arch) et la propriété privée (melk), qui était exceptionnelle, ne furent touchés que moyennant compensation. »