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Un voyageur Anglais à Orléansville en 1845 - Cheliff, pour mieux informer
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Un voyageur Anglais à Orléansville en 1845

(Référence - Christiane Achour & Simone Rezzoug)

Voyage (de la culture algérienne) - OPU Alger 1980

Joëlle REDOUANE

Une dizaine d'années après avoir visité le Proche-Orient, Alexander Kinglake (1809-1891) décrivit son voyage sur le mode humoristique dans un court récit, Eothen, paru en 1844, qui devient un grand classique de la littérature de voyage anglaise. L'année suivante, du 7 au 30 septembre 1845, Kinglake se rendit à Alger, Ténès, Miliana et Orléansville dans l'espoir de voir de près des militaires en action, car cet avocat était fasciné par le métier des armes. Il se consacra d'ailleurs par la suite à l'histoire de la guerre de Crimée. Malheureusement, le Journal rédigé en Algérie resta à l'état de notes jusqu'à ce que le voyageur anglais Gérald de Gaury le redécouvrît à la bibliothèque de l'Université de Cambridge, et le reproduisît en appendice dans le livre qu'il a consacré à son prédécesseur: Travelling Gent. Malgré son caractère inachevé, car il est resté à l'état brut, ce Journal contient des passages fort intéressants, en particulier ceux qui traitent d'Orléansville.

Lorsque Kinglake visite Orléansville, celle-ci sortait de terre. Créée en avril 1843 par le Maréchal Bugeaud, elle était encore à l'état d'ébauche. C'était en vérité plutôt un village militaire, défensif et stratégique, comme celui de Beni Mered par exemple, village fondé en 1842 sur la route d'Alger à Blida et que l'auteur a dû traverser. Mais, grâce à ses jardins, Orléansville tenait aussi un peu des villages agricoles fondés en 1842 et 1843 en couronne autour d'Alger et dont Kinglake eut un aperçu en route (pp153-154). Par l'ordonnance du 14 Août 1845 Louis-Philippe décida d'y créer une " ville européenne de 2000 âmes, avec un territoire de 2000 hectares (...) C'était peu pour attirer les laboureurs " (1). Le colonel SaintArnaud (2! commandait la place depuis le 24 novembre 1843; entre ses expéditions (souvent d'une sauvage cruauté), il poursuivait les travaux d'utilité publique.

A l'aube du 25 septembre 1845, Kinglake, venant de Ténès, franchit le Chélif à gué. Devant 1ui se dresse Orléansville, ou plutôt " une tentative construire une ville dans le désert brûlant. De tous les endroits sédentarisés d'Algérie, on dit que c'est là qu'il fait le plus chaud " (p.177) (3). Il se présente à Saint-Arnaud, qui le reçoit avec beaucoup d'égards, et assiste à son départ en expédition, fait en grande pompe. Après avoir visité le chantier des travaux d'adduction d'eau, il revient en ville, sous un ciel couvert et dans une chaleur rendue plus pénible encore par le vent du sud.

" Orléansville passe vraiment pour être le lieu le plus chaud de toute l'Algérie. Pas un arbre n'y pousse et ses bâtiments ne sont qu'un simulacre de maison. Vu de l'extérieur mon hôtel -c'est du moins le nom qu'on donne (si j'étais resté plus d'une nuit on m'aurait logé le lendemain dans l'un des cantonnements des officiers) - avait l'apparence d'une maison et une abondance de lettres tracées en caractères imposants lui servant d'enseigne. Mais, en réalité, il tenait autant de la cabane que d'un véritable édifice, fait qu'il était en partie de terre battue, de planches et de toile. Il était recouvert de toile, mais on avait jeté par-dessus cette toiture, la cachant en tout ou en partie, des bottes de plantes sèches pour mieux la protéger du soleil.

Ni aux alentours, ni dans cet endroit même où l'on s'acharne à tenter d'édifier une ville (wilful attempt), nulle part un arbre plein de sève (living), expose son feuillage au regard d'hommes du nord.

Les autorités ont jugé nécessaire de disposer d'un site offrant des facilités militaires dans la vallée du Chélif, mais il n'y a rien qui puisse visiblement attiré le sédentaire de ce côté de la vallée, et l'on ne voit pas bien pourquoi les Français l'ont choisi, sinon que tous les autres endroits de ce district où il fallait établir une ville étaient tout aussi - voire plus - hostiles, et encore plus éloignés de la côte.

Les Français établis dans un lieu aussi désolé et aussi triste ont bien du cran de ne pas se laisser abattre sous son influence. Ils ne montrent aucun signe de langueur et chaque homme, chacun pour son compte, semble poursuivre le but national qui consiste à faire et garder l'Algérie à jamais française (...) Mais j'ai des raisons de croire que les hommes soutiennent leurs forces surtout par la boisson.

Il y a un théâtre à Orléansville, mais l'édifice tout entier mérite presque qu'on l'appelle " spectacle " bien que les côtés et le haut des murs aient été peints sur leur force interne pour les faire ressembler à des murs ou à des plafonds, ils gonflent et ondoient au moindre souffle de vent ou au moindre choc, et l'on croit qu'ils ont été assemblés par un machiniste. Si le Gaulois, avec le sens du théâtre qu'on lui connaît, se lasse de sa ville et tire les cordons du rideau en s'écriant " Et maintenant, Mesdames et Messieurs, Vous allez tous voir le désert! " "ce sera presque chose faite " (pp. 182- 184).

Comme Eothen avait choqué beaucoup de ses lecteurs par sa tournure d'esprit particulièrement moqueuse et peu conventionnelle, qui faisait présenter l'Orient sous un jour assez inattendu, la première question qu'il convient de se poser est de savoir si Kinglake a déformé ce qu'il a observé. Or, si l'on compare sa description avec celle de ses contemporains (4), on relève une grande concordance Ces auteurs s'accordent pour souligner que la nudité désolée de l'endroit, son éloignement, le manque d'eau et d'arbres rebutèrent les premier arrivants. " Pour loger une garnison fixée à 2500 hommes, on édifia des baraques en maçonnerie. Comme la fabrique de tuiles ne pouvait suffire à tous les besoins, les toitures furent construites de planches sur lesquelles on cloua des toiles peintes ensuite à l 'huile de couleur grise " (5). A la fin de 1844, on dénombrait déjà trente-sept maisons en maçonnerie, quarante et une baraques en planches, une brasserie, et 424 ouvriers ou commerçants européens (6). Mais la première année fut fort éprouvante, à cause du manque d'eau potable, de la chaleur torride et des maladies; les commerçants et les artisans qui avaient suivi les soldats ne restèrent pas dans cette ville " née de la guerre (et que) l'armée porta à bout de bras un demi-siècle " (7).

Certes, les hagiographes présentent les débuts d'Orléansville sous un jour flatteur, en insistant sur la création de fours à chaux, d'une tuilerie et de plantations, dès le début de 1843 (8). Mais l'admiration de Kinglake pour le colonel (pp. 178,181), qui lui fait fermer les yeux sur sa brutalité envers les Arabes, ne l'aveugle pas au point d'accepter entièrement les vues de Saint-Arnaud. Bien sûr, ce dernier se devait de montrer qu'il œuvrait avec ardeur à rendre l'endroit plus accueillant ; mais dans les lettres qu'il écrivait à son frère, il se sentait plus libre de révéler ses véritables pensées, et ce sont les lettres rédigées entre le 25 novembre 1844 et le 24 septembre 1845 que nous citons ici.

Il ne cache pas les difficultés de la vie à Orléansville, selon lui " désert dans grand désert (...) Pas un arbre, pas de végétation (...) Combien il y a à faire dans une ville où il n'y a ni bois ni eau (...) Je veux amener l'eau dans Orléansville même et dans nos jardins qui meurent l'été " (9). Il sait fort bien que tous les arbres qu'il plante seront longs à pousser (10) (ce qui explique pourquoi Kinglake n'en remarque aucun), et ne peut créer sa grande pépinière qu'au début de 1845; cet été là, le soleil et les sauterelles font des ravages (11).

Mais Saint - Arnaud ne se laisse pas abattre car il a confiance en l'avenir d'Orléansville. Il sourit de son logement improvisé, qu'il compare à " un kiosque ressemblant à la loge du bouc au Jardin des Plantes " et, décidé à voir les choses du bon côté, se félicite que le caractère rudimentaire de son logis facilite ses transformations: l'extension de fortune bâtie sur sa " mauvaise galerie couverte en toile " lui permet de convier deux cents personnes à un bal masqué qui remporte un vif succès (12). De plus, il envisage un ambitieux programme de travaux fort divers, au sujet desquels déclare: " l'avenir de ce pays est immense mais l'or qu'il engloutira est incalculable " (13).

Un peu plus tard, soit trois mois avant le passage de Kinglake, son optime n'a toujours pas fléchi, même si on peut le juger un peu forcé: " Orléansville ne saurait être trop encouragé, c'est une ville naissante qui dans dix ans sera remarquable " (14).

Nous savons que cette prédiction ne s'est pas immédiatement réalisée, mais cette volonté acharnée de faire grandir la ville semble communicative ; Kinglake y est fort sensible, comme le révèle sa répétition du mot évoquant l'idée de tentative: "attempt", "wilful attempt", bien que, au fond de lui-même, il ne croie guère en l'avenir de cet endroit, malgré son admiration pour les militaires, bien supérieurs selon lui aux Français de la Métropole (p.156) Toutefois son ton reste grave, et il ne montre jamais la verve endiablée et le persiflage qui caractérisaient Eothen.

Son pessimisme provient tout d'abord du contraste avec d'autres lieux. Les villages aperçus dans la Mitidja, dont certains étaient presqu'aussi récents qu'Orléansville, lui avaient donné l'impression d'être vivants et pleins d'entrain, la cloche de l'église et le télégraphe étant perpétuellement en action, et grâce à l'abondance des cafés, hôtels, bureaux et entrepôts (p.154). A Miliana, il lui avait semblé que la ville s'était développée rapidement, et l'atmosphère du café maure l'avait réjoui, tandis que l'énergie de son hôtelière catalane de treize ans l'avait rempli d'admiration (pp.157-159). Kinglake savait-il que c'est précisément Saint- Arnaud qui avait commandé à Miliana et y avait fait exécuter tout un programme de grands travaux de juin 1842 à Juillet 1843 (15)? Rien ne permet de l'affirmer. Mais le voyageur ne pense visiblement pas que le colonel puisse donner le même essor à Orléansville.

En effet, le passage consacré à cette ville s'organise autour de trois thèmes inquiétants. Celui de la mort, d'abord qui se manifeste par l'intensité insupportable de la chaleur et du soleil, hostile à toute vie luxuriante; les seules plantes mentionnées sont sèches, et donc mortes; nulle part il ne voit d'arbre "living", c'est-à-dire "vivant". La description d'Orléansville porte d'abord sur le paysage qui l'entoure, nu et désolé, puis uniquement sur les bâtiments inachevés. La ville semble vide, car il ne mentionne aucune activité, alors que Miliana avait semblé assez animée. Peut-être était-ce parce que, les colonnes de Saint-Arnaud venant de partir, la garnison était réduite à sa plus simple expression? Mais la ville n'était pas vide puisque, dans la journée, les Arabes y affluaient pour s'approvisionner, ou pour aller au "Bureau arabe" (p. 184). Toutefois Kinglake s'intéressait beaucoup plus à l'œuvre des Français qu'à la vie arabe, et il passa cette dernière pratiquement sous silence. Cette insistance sur le thème de la mort se retrouve assez souvent dans le Journal car, dans beaucoup de postes isolés où sévissait la fièvre, Kinglake rencontra des hommes qui semblaient condamnés (pp.153, 155 187). Son récit se termine d'ailleurs sur la réflexion suivante : en Algérie, chaque Européen ne peut survivre que protégé par "quatre soldats au moins, dont l'un aura sacrifié sa vie pour lui avant deux ans"; il ajoute avec ironie, condamnant pour une fois expressément les colonialistes, que cinquante indigènes auront alors " expié par la mort le crime de troubler ses activités ". (p.190).

Le deuxième thème est celui de l'éphémère. En vertu de leur caractère provisoire, ainsi que par leur manque de solidité, les bâtiments D'Orléansville sont le symbole même de la présence française qui, Kinglake le sentait bien, ne peut s'imposer. Dès le début de son voyage, même à Alger, il fut frappé par la farouche bien que sourde opposition que manifestait le pays à l'endroit des envahisseurs: "vains sont les cafés, et vains les cafés-chantants, car l'Afrique, la vraie Afrique, toute sévère et toute sèche, enserre la minuscule ville dans une forte étreinte" (p.146). Les occupants ne luttaient pas seulement contre la nature puisque le voyageur relevait que les Arabes des villes haïssaient les Français et que ceux des campagnes les ignoraient d'un air revêche, ou refusaient de les laisser entrer chez eux (pp.170 158, 163,155). Dans ces conditions, l'entêtement des Français était vain, et Orléansville ne serait jamais qu'une ébauche de ville, dans la mesure où les vastes étendues algériennes et l'ardeur du soleil ne pouvaient qu'anéantir l'homme du nord plein d'espoirs constamment déçus, miné par le travail (p.164) et en butte à l'hostilité des habitants.

Mais le thème qui frappe le plus, c'est celui du factice. Les bâtiments en trompe - l'œil d'Orléansville, ces faux murs et plafonds montrent que la présence française ne peut parachever son œuvre car elle n'est pas solidement assurée même si elle cherche à faire illusion. Comme la bâche s'agitant au moindre choc (c'est-à-dire du fait des hommes) ou au moindre souffle de vent (qui représente la respiration du pays, donc son existence même), elle est le jouet des circonstances. La responsabilité en incombe en grande partie aux autorités, qui veulent prendre leurs désirs pour des réalités, et jouent la comédie. Kinglake évoque implicitement le caractère frivole que les Anglais de l'époque attribuaient aux Français - lorsqu'il généralise en parlant de "Gaulois" qui met son existence en scène plutôt qu'il ne la construit. De ce passage, se dégage une ironie presque cruelle, puisque ce machiniste, se flattant de faire apparaître une vue exotique, donc séduisante, ne fera que précipiter l'écroulement de sa raison d'être. A force de vouloir tirer les ficelles pour se faire valoir, il verra ses manipulations se retourner contre lui. Le décor sera balayé et Orléansville retournera à son état premier : le désert. Or le désert pour les voyageurs anglais du 19° siècle, c'est le haut lieu de la vie arabe, même si Kinglake raillait dans Eothen la vision romantique de ses contemporains à ce sujet. L'invention de ce personnage de machiniste inconscient et un peu hâbleur met en relief la futilité des prétentions françaises d'une façon imagée, bien plus saisissante que l'observation faite au début du Journal: dans la diligence qui le menait à Blida, Kinglake entendit deux colons se plaindre de la mauvaise conception de l'œuvre de colonisation. Selon l'un d'eux, " l'apparence de développement dans les villes et villages était en fait superficielle, entièrement factice " et le voyageur se demanda si les Français n'étaient pas " seulement en train de faire semblant d'établir une colonie " (p.154), et de se leurrer. Kinglake abordait là une controverse politique qui éclatera plus tard, lorsque les députés Dufaure et Bignon remettront leur rapport Sur l'Algérie. En mai 1846, Bugeaud se plaindra amèrement d'eux en déclarant: "Selon le premier notre colonisation faite est factice ; suivant le deuxième, les résultats obtenus en tout genre sont négatifs " (16).

Ainsi, grâce à l'acuité de son observation, grâce aussi à son talent de saisir l'essentiel (Kinglake avait des dons pour la caricature et aimait illustrer ses journaux de voyage par des croquis pleins de vie), le voyageur anglais a tout de suite pressenti que la présence française était précaire, même si cette constatation ne l'a pas amené à poursuivre sa réflexion jusqu'à la conclusion qu'elle devait logiquement atteindre pour un lecteur moderne : mettre en cause le principe même de cette présence.

En un éclair, par le biais d'une comparaison qui semble tout d'abord insolite, il frappe son lecteur, et lui fait mieux comprendre la situation véritable, au-delà des apparences, que tous les rapports d'officiers. C'est là le grand mérite de son carnet de route, et on peut regretter que, captivé par les événements de Crimée, cet auteur, dont la création littéraire passait toujours par une longue période de gestation, n'ait pas repris ses notes pour les publier, nous privant ainsi peut-être d'un second Eothen.

NOTES:

(1) L de Baudicour, pp266-267

(2) Achille Arnaud dit Achille Leroy de Saint Arnaud (1798.1856), fut officier en Algérie de 1837 à 1851 avant de se voir confier le portefeuille de la Guerre (1851): puis, devenu Maréchal, le commandement des troupes françaises en Crimée (1854). Kinglake se montrera beaucoup plus critique à son endroit lorsqu'il le mentionnera dans son ouvrage d'histoire militaire invasion of the Crimea 1863,T.II, Chapitre I.

(3) pour toutes les citations du journal, nous donnons notre propre traduction.

(4) R.Y Débia, G. Yver et surtout X. Yacono qui donne une bonne bibliographie, feront plus tard la synthèse de leurs observations. Bien que ces témoignages émanent principalement de colonialistes, en les examinant d'un esprit critique et en faisant mentalement les réserves qui imposent, il est possible de dégager un portrait de la ville naissante.

(5) X. Yacono. T II, pp. 70-85 citation, p.72

(6) G Yver p. 544, note

(7) R.Y. Débia pp.25-26

(8) cf. par exemple le comte d'Ideville, T II, p.399

(9) Saint-Arnaud T II, pp. 2-3

(10) Dans une lettre adressée à Bugeaud le 22 décembre 1844, Saint Arnaud déclare : " J'ai fait creuser beaucoup de trous pour remplacer les arbres morts ". Cité par G.Yver p.554 (c'est nous qui soulignons)

(11) Saint-Arnaud T II, pp. 10, 14,43

(12) Ibid, pp. 2, 14, 9

(13) Ibid, p.5.

(14) Ibid, p.30-31

(15) Ibid, T I, p.416

(16) Capitaine Tattet, P.289

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