Le Progrès du jeudi 16 juin 1910.
Dans la nuit du Samedi à Dimanche, vers 2 heures du matin notre malheureux ami Senanedj Zaccharie, commerçant à Oued-Fodda, a été tué d'un coup de feu dans les circonstances suivantes :
Madame Senanedj étant prise de douleurs de l'enfantement, son mari quitta sa chambre, réveilla son frère et se dirigea avec celui-ci en passant par son magasin vers l'arrière boutique ; le frère devait sortir de l'arrière boutique pour aller quérir la sage femme du village.
En entrant dans le magasin, les deux frères aperçurent un trou de 1 mètre de diamètre environ qui avait été pratiqué dans le mur qui donne dans la cour de la prison départementale.
Après avoir examiné si rien ne leur avait été soustrait, les deux frères revinrent à l'orifice pratiqué dans le mur, et Zaccharie Senanedj ayant eu l'imprudence de se baisser pour examiner ce qui se passait de l'autre côté du mur, reçut un coup de feu qui l'atteignit au-dessus du téton droit, le blessant grièvement.
Une ½ heure après, Senanedj expirait. L'émotion en ville, à l'annonce de cet assassinat, a été grande. Le défunt était très estimé de la population.
Dès que le Parquet d'Orléansville a appris le crime, M. le Procureur de la République Folin, M. le Juge d'Instruction Froger, se sont rendus à Oued-Fodda pour ouvrir une enquête. Deux indigènes, repris de justice ont été arrêtés.
Dimanche à cinq heures, ont eu lieu à Orléansville les funérailles de notre bon camarade Zaccharie Senanedj, tué le matin même à Oued-Fodda par des voleurs qui voulaient dévaliser son magasin.
Malgré que l'heure des obsèques ait été tenue secrète, tous les Israélites de notre ville, et quelques européens, ont voulu accompagner au champ de l'Eternel repos, cet homme plein de santé, enlevé à l'affection des siens et de ses amis par une balle criminelle.
Nous adressons à sa veuve déplorée, à nos amis Senanedj de Miliana, aux familles Seror de Ténès et d'Orléansville, Albou et Médioni, nos condoléances les plus sincères.
Crime de l'Oued-Fodda
La Dépêche Algérienne :
La Brigade Mobile arrêtent les assassins de l'épicier Senanedj
Au moment où le crime fut commis, une quinzaine de détenus, dont plusieurs malfaiteurs dangereux, inculpés d'assassinats, se trouvait dans la prison et le gardien-chef n'était pas très tranquille pour sa sécurité.
Du côté opposé au bâtiment dont nous venons de parler, adossée au mur de la cour, s'élève une maisonnette; c'est l'épicerie et le logement de Sénanedj, la victime du drame qui nous occupe. Ainsi un mur de 40 centimètres d'épaisseurs sépare l'intérieur de la demeure de l'épicier de la cour de la prison. C'est peu comme obstacle à opposer aux écumeurs du bled ", aux perceurs de murailles.
La scène du crime
Dans la nuit du 11 au 12 juin, une obscurité profonde règne, enveloppant ta campagne : le vent souffle en tempête. C'est un temps fort propice aux cambrioleurs.
Pénétrant dans la cour de la prison, après avoir fracturé le cadenas fermant une porte donnant sur les champs, ils se dirigent vers la partie du mur mitoyen de l'épicerie. Ils attaquent le mur; le travail est long, pénible ; mais les perceurs de muraille sont assurés de l'impunité, Pour pouvoir emporter un butin appréciable, il faut une large ouverture; ils la font d'un mètre carré environ.
L'intérieur de la demeure de Sénanedj est divisée en plusieurs parties; l'une, contigué (sic) au mur, constitue l'entrepôt et il s'y trouve de nombreux sacs d'arachides, de lentilles, de haricots, des graines, etc. sur la rue, c'est le magasin de vente; enfin, au fond, c'est la chambre de Sénanedj et la cuisine. Dans l'entrepôt, sur un lit adossé à la muraille, couche une servante indigène, Kardjdja Alima.
Dans la chambre, Sénanedj Zacharie est couché avec sa femme. Dans le magasin, son frère Isaac, de passage à Oued Fodda, s'est improvisé un lit.
Il est 2 heures du matin, les cambrioleurs ayant terminé leur travail, pénètrent dans l'entrepôt et un sac d'arachides est sorti par le trou. Ils vont continuer le déménagement, lorsque soudain un incident se produit. La femme Sénanedj qui attend un bébé, réveille son mari; elle souffre et elle demande l'assistance de la sage-femme. Sénanedj se lève et sans lumière, il vient réveiller la jeune mauresque et la prie de se lever et d'aller faire chauffer de l'eau à la cuisine.
Dans l'obscurité, les bandits guettent leur victime, évitant de faire du bruit, Alima s'habille et quitte la pièce. Zacharie Sénanedj revient à moment. Il sent le vent qui s'engouffre dans la pièce par le trou; il s'approche et, se rendant compte de ce qui se passe, il appelle son frère et lui dit : " Il y a des voleurs dans la maison ".
Il court prendre une lampe et son revolver et il revient n hâte. Mais la pièce est vide. Alors Zacharie s'approche du trou, se penche pou voir au dehors. Une détonation retentit suivie d'un éclair et le malheureux tombe à la renverse en disant:
- Je suis perdu; ils m'ont tué !
Quelques minutes après, le malheureux a cessé de vivre.
Voilà le drame dans toute son horreur, Dans le village, l'émotion produite par la détonation est grande. La famille de la victime appelle au secours. Des habitants courageux sortent, le fusil à la main, battent les champs el trouvent, à 300 mètres, derrière la prison, le sac d'arachides volé, mais nulle trace de malfaiteurs. Le lendemain, la gendarmerie, le parquet d'Orléansvillle se transportent à Oued- Fodda. L'instruction est ouverte ferle, mais on ne découvre pas les malfaiteurs. Personne n'a rien vu, personne ne sait rien et la tâche de M. Froger, juge 'instruction, est des plus ardue,
La piste des assassins
Quelques jours après le crime, M. Juzeaud, chef de la brigade mobile de la sureté (sic), se rendait â Orléansville où il prenait, connaissance du dossier; puis se transportait à l'Oued-Fodda. Connaissant admirablement les milieux indigènes et parlant couramment la langue arabe, il fut frappé à l'examen des lieux par ce fait que je trou percé dans la muraille était placé presque au-dessus du lit de la fillette indigène Alima. Il retrouva même sur ce lit la trace du passage des malfaiteurs qui avaient posé les pieds et des pierres, et du mortier provenant de la muraille.
La fillette ne pouvait pas ne pas avoir entendu, ne pas avoir vu et pourtant elle n'avait rien dit.
M. Juzeaud poursuivit son enquête ; mais comme les premiers magistrats, il ne put tout d'abord recueillir aucun témoignage intéressant. Il rechercha alors dans l'entourage de Kardjadja Mohamed et il apprit ainsi qu'il était l'ami intime, l'âme damnée de l'un des deux gardiens de nuit du village, Abdelaouël Larbi ben Djaffar.
L'attitude de cet individu, véritable hercule, à l'aspect repoussant, fut loin de satisfaire le chef de la brigade mobile, qui se renseigna adroitement auprès d'indigènes. Il sut ainsi qu'Abdelaouël avait eu maille à partir avec la justice. Un télégramme adressé aussitôt au service anthropométrique à Alger, fut suivi d'une réponse édifiante.
Abdelaouël était un repris de justice dangereux, condamné trois fois pour coups et blessures et vols. De plus, Abdelaouël avait été impliqué dans de nombreuses affaires de vol el dans deux assassinats commis en 1890 à Oued-Fodda et en 1897 à Vauban; il avait également, par mesure administrative , été interné pendant deux ans dans la commune mixte
du Haut-Sebaou.
Ainsi pouvait s'expliquer l'insécurité régnant à l'Oued-Fodda. D'autant plus que Abdelaouël avait pour amis intimes, compagnons de café maure, quatre individus possédant chacun un casier judiciaire très bien garni. Le chef de la brigade mobile, poursuivant ses investigations, releva l'attitude étrange d'Abdelaouël après le crime. Il interrogea et consigna les réponses contradictoires qu'il fit. Enfin Abdelaouël s'embarrassa tant, et si bien M. Juzeaud le mit en état d'arrestation.
Ce fut un véritable coup de théâtre. A peine Adelaouël avait-il franchi la porte de la prison en compagnie de Kardjadja el de sa fille Alima que dans le village les langues se délièrent.
Les témoins impossibles à trouver jusqu'alors, spontanément firent des déclarations de la plus grande importance, établissent que le gardien de nuit était ou l'auteur principal du crime ou l'un des complices.
Personne n'avait voulu parler avant qu'il soit hors d'état de nuire, tant la terreur qu'il inspirait était grande. M. Juzeaud ayant fait part du résultat de ses recherches au juge d'instruction, M. Froger, celui-ci a décerné contre les trois prisonniers des mandats de dépôt et il les a fait transférer à Orléansville.
C'est une importante affaire de plus résolue par la sureté (sic) départementale. Les colons d'Oued-Fodda, un instant terrifiés par ce drame tragique, ont repris courage car il (sic) voient enfin que les coupables n'échapperont plus aussi souvent qu'autrefois à la justice.
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